Frontenac_T1
à cette sensation de joie qui lâavait submergé plus tôt. Il sâétonna de retomber si facilement dans ce sillon. à croire quâil était mieux fait pour le côté sombre de la vie que pour son côté clair.
â Inéluctable atavisme, souffla-t-il à voix basse en se remémorant son propre père.
Il le revoyait sans difficulté, celui-là , le visage contrit, la face constamment crispée, le dos voûté comme sâil portait sur ses épaules le poids du monde. Toujours insatisfait de lui-même et des autres, reluquant sans cesse plus haut que sa condition, envieux dâautrui et méfiant de son semblable au point de lui prêter dès lâabord des intentions malfaisantes. Un pisse-vinaigre, un rabat-joie, un éteignoir, voilà ce quâavait été ce père de malheur! Comment sâétonner, dès lors, de sa propre propension à broyer du noir?
Louis se gourmanda. Il exécrait cet héritage empoisonné et renvoya le souvenir de son géniteur aux oubliettes. Il avait des soucis concrets nécessitant une disposition dâesprit quâil nâétait pas question de gâcher avec de pareilles inepties. Il se remit donc au travail, tout en réalisant que sa douleur dans la fesse gauche avait complètement disparu. Il bénit le savoir-faire du récollet en savourant un instant cet opportun retour à la normale. Il sâagaça néanmoins du fait que le groupe de femmes iroquoises annoncé en début dâaprès-midi mettait un temps anormalement long à se présenter...
* * *
Suzanne Guantagrandi riait à belles dents et sa face cuivrée et parcheminée exprimait un vif plaisir. Son épaisse tignasse noire était emprisonnée dans un fourreau de cuir tressé qui lui retombait sur les reins. LâIroquoise semblait prendre grand soin dâune crinière quâaucun cheveu blanc ne déparait encore, malgré un âge avancé. Elle portait une longue tunique de peau bigarrée de broderies de perles sur laquelle pendaient des colliers de coquillages. Des bracelets dâos et de bois teint, fichés au-dessus du coude, complétaient la parure. Câétait une femme petite et rondelette, au front large et au rire communicatif. Ses trois compagnes, issues du même clan, étaient aussi vives et affichaient des sourires aussi engageants.
Son parler, empreint de vivacité et de musicalité, charma tout de suite ses hôtes. Lâinterprète, debout entre Frontenac et son invitée, traduisait ses propos avec rapidité et sans aucune difficulté. Suzanne avait longuement attendu cet instant, confia-t-elle à Louis, et avait maintes fois imaginé le moment où ses yeux verraient enfin Onontio. Elle bénissait le Créateur de la vie de lui avoir enfin permis de rencontrer le «Grand Soleil Levant », comme elle qualifiait Louis, ce qui fut musique à son oreille. Elle lâassura dâailleurs que dans ses songes, elle se voyait terminant sa vie auprès des « robes noires *  » de Kaknawage, afin de pratiquer sa religion en toute quiétude. Câétait désormais, semblait-il, son vÅu le plus cher.
La cheffesse avait de lâassurance et des manières aisées, probablement imputables à sa haute naissance. Le père Millet avait appris à Frontenac que cette mère de clan était issue des Agoïanders , le lignage dâoù sortaient tous les grands chefs. Elle jouissait dâune grande influence dans les conseils, et les guerriers comme les anciens devaient tenir compte de son opinion. Si elle avait épargné la torture et la mort au père Millet en lui faisant prendre lâidentité dâun grand sachem , elle avait également sauvé la vie de plusieurs Français en les adoptant ou en les prenant à son service comme esclaves. Il était connu quâelle les traitait humainement. Câétait une chrétienne convaincue et fort zélée. Louis trouva donc utile de lui faire bon accueil et de la traiter sur le pied dâun grand chef, autant parce quâelle avait sauvé des vies françaises que parce quâelle pouvait appuyer ses démarches de paix.
Comme Louis savait à quel point les sauvages affectionnaient les marques de considération, il fit escorter ses visiteurs par les soldats de sa garde, cependant que lâon
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