Frontenac_T1
Un jour prochain, il en était certain, la conjoncture serait à nouveau favorable. En attendant, le plan que Frontenac avait en vue pourrait leur permettre dâatteindre une partie de leurs objectifs. Ce qui restait à voir...
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Québec, automne 1689
Câétait une frileuse matinée de fin novembre. Un vent fort et persistant faisait alterner depuis le matin les longs bancs de nuages gris et les embellies lumineuses. Louis parcourait dâun pas énergique la terrasse du château Saint-Louis perchée au-dessus de la falaise de granit dominant la ville. Elle était jonchée de feuilles mortes tombées à foison et formant un épais tapis rouille qui craquait sous le pas. Le vieux comte sâarrêta et jeta un Åil distrait sur la petite agglomération blottie en contrebas, entre le Cap-aux-Diamants et le fleuve Saint-Laurent. Au large mouillaient des bâtiments venus de France et des Antilles, prêts à lever lâancre.
Mais ce matin-là , Frontenac nâavait pas lââme à la contemplation. Détournant le regard de lâhorizon et scandant ses pas de grands coups de canne rageurs, il bifurqua sur la cour fortifiée et se dirigea vers les appartements du gouverneur sortant. Occupé à régler des détails de dernière minute, le marquis de Denonville sâapprêtait à sâembarquer pour la France avec sa famille. Des charrettes et des serviteurs chargés de ballots, de meubles et de coffres dévalaient la côte en direction du port. Lâattroupement des curieux, massés près des charrettes et des militaires en manÅuvre, ajoutait à la confusion générale.
«à croire que Denonville a réquisitionné jusquâau dernier tombereau, se dit Louis en sâapprochant de la porte dâentrée. Pour quelquâun qui se targue de repartir aussi pauvre quâà son arrivée, il y a de quoi sâétonner. à moins que ce que lâon raconte sur sa femme ne soit vrai? »
De mauvaises langues prétendaient en effet que madame de Denonville aurait fait le commerce de marchandises de traite pour en verser le bénéfice aux pauvres, mais quâelle aurait gardé pour elle une partie des profits.
La cohue sâintensifiait et Louis de Buade sâimpatienta de ce que lâon ne vînt pas immédiatement à sa rencontre. Il intima lâordre à ses gardes de lâannoncer. On le fit attendre un court instant dans lâantichambre avant de lâintroduire.
â Veuillez me suivre, Votre Seigneurie.
Un valet de pied se faufila à travers un dédale dâobjets hétéroclites posés à même le sol, dans le désordre du déménagement, puis sâeffaça devant le comte en tenant ouverte la porte qui menait à une vaste pièce. Un homme de haute stature sây tenait. Denonville tourna son visage osseux et long vers le comte et sâinclina brièvement. Les mains effilées et nerveuses laissaient paraître des ongles rongés ras.
â Je vous remercie dâavoir pris le temps de venir en personne me saluer avant mon départ. Jâen suis flatté, monseigneur.
â Nâen soyez point aise, monsieur. Vous me bénirez moins après cet entretien, fit le comte, dâun ton fiel et miel.
Denonville vit briller dans les yeux de jais du nouveau gouverneur une rancune profonde et pugnace. Il réprima un soupir dâimpatience à lâidée dâun nouvel affrontement, mais sây résigna et croisa les bras haut sur le torse, dans un geste instinctif de défense.
â Le fort Cataracoui est une perte totale, attaqua Louis dâentrée de jeu. Vous pouvez vous féliciter, monsieur, dâavoir réussi à jeter à bas le travail de toute une vie! Cet ouvrage, placé à la limite des territoires de chasse iroquois, nous permettait de contrôler leurs faits et gestes et de les empêcher de traiter avec nos Indiens alliés. Il servait aussi à ces derniers de zone de repli et de centre dâapprovisionnement. Vous auriez dû comprendre, si vous aviez eu le moindre entendement de la mentalité sauvage, que lâinsistance des Iroquois à en exiger la destruction démontrait à quel point il était une épine à leur pied. Sans parler de la perte de prestige auprès de nos alliés indiens. Vous savez pourtant à quel point ils
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