Frontenac_T1
las des affaires du Canada et assez tenté de lâabandonner à son sort, en cet automne de misère. Il devait tenir compte de cela et de tant dâautres choses encore. La percée massive des Iroquois et leurs incursions répétées appelaient une défense énergique du territoire. Il jouait depuis le matin avec différentes hypothèses pour à la fois protéger le pays, calmer les Iroquois en les amenant à la paix, et trouver le moyen de faire payer aux Anglais leur témérité. La quadrature du cercle, en quelque sorte. Mais le dépit et la rage dâavoir perdu Fort Cataracoui lâagitaient encore et lui brouillaient lâesprit. Il nâavait pas fermé lâÅil de la nuit, bourrelé de colère, dâimpuissance et de doute. Un doute fâcheux et incommodant, bien peu compatible avec sa nature aventurière et auquel il cédait trop souvent à son goût, ces derniers temps.
â La fatigue et lââge se conjuguant peut-être, trouva-t-il pour toute explication, en frappant du poing un rebord de fenêtre.
Cette nuit-là , appréhendant la difficulté de ce qui lâattendait, Louis avait été à deux doigts de tout abandonner, tant la tâche lui paraissait au-dessus de ses forces. Eut-il été plus avisé de refuser cette commission que Louis XIV avait fini par lui octroyer sous la pression de ses nombreux amis et protecteurs? Une responsabilité quâil avait lui-même sollicitée instamment, mois après mois, se présentant comme le plus apte à comprendre à fond les enjeux, les particularités du pays et la mentalité des sauvages. Il avait pourtant fini par sâapaiser avec les premières lueurs de lâaube. Un matin gris et pesant le surprit, courbaturé et bougon. Dès quâil ouvrit lâÅil, la colère reprit ses droits. Il se jura dâintercepter Denonville avant quâil ne sâembarque pour la métropole. Il avait dâailleurs des dépêches à lui confier pour le ministre de la Marine, le marquis de Seignelay. Comme les bateaux ne pourraient quitter le port sans son aval, il foncerait sur Québec dès quâil aurait réglé avec Callières quelques affaires pressantes.
* * *
Cet après-midi-là , Louis passait en revue les troupes des Compagnies franches de la Marine pour leur assigner leurs quartiers dâhiver. Les hommes des différents contingents étaient réunis dans la cour du château de Callières.
On dénombrait huit cents soldats de Sa Majesté dans la région de Montréal et cinq à six cents en garnison, immobilisés dans différents postes. Pour un malheureux total de mille quatre cents hommes! Un nombre dérisoire, quand on savait que les Iroquois avaient déployé mille cinq cents guerriers à Lachine et quâils en disposaient encore de plus du double. Sans parler des forces que les Anglais pourraient bientôt jeter dans la bataille, avec une population quinze fois plus nombreuse que celle de la Nouvelle-France.
â Mais câest une pitié! sâindigna Frontenac à lâintention de Callières, qui se contenta dâopiner.
Les soldats étaient alignés au garde-à -vous sous une neige fondante, malingres et dépenaillés, les cheveux dégoulinants sous leur chapeau disparate. Un ramassis de gueux issus des couches les plus défavorisées de la paysannerie française quâon avait dû menacer pour les forcer à sâembarquer et qui maniaient mieux la fourche que le fusil. Câétaient des soldats de misère, en mauvaise condition physique et à peine capables de travailler aux fortifications, de garder le fort ou de remplacer les miliciens dans les champs.
«Que peut-on décemment espérer de pareils loqueteux, se répétait Louis, désabusé. La France ne nous a jamais envoyé que ces rebuts, dont aucune armée digne de ce nom ne voudrait dans ses rangs. »
Il reprit cependant espoir quand il vit sâavancer la cohorte des capitaines de milice. Des notables hautement respectés dans leur collectivité et choisis pour leur autorité et leur talent de chef.
« Ma milice », avait-il aussitôt pensé, avec fierté. Car câétait lui qui lâavait mise sur pied, dix-sept ans plus tôt. Elle regroupait tous les hommes de seize à soixante ans en
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