Frontenac_T1
Jâai peine à quitter cette terre sans avoir réussi à la mettre en sûreté, finit par laisser échapper Denonville dâune voix étranglée, livrant malgré lui le fond de sa pensée.
Il avait croisé les mains et courbé la tête vers lâavant, comme quelquâun qui sâavoue vaincu.
Et câétait bien ce qui le tourmentait depuis des semaines, au point de se faire du mauvais sang à ressasser jour et nuit le pour et le contre de ses dernières décisions. Mais quâaurait-il pu faire de plus, quand le roi ne lui avait jamais envoyé que des garnisons symboliques de deux ou trois cents hommes, composées de soldats trop peu entraînés pour faire la guerre? Comment aurait-il pu mieux protéger cet immense territoire parsemé dâhabitations tellement éloignées les unes des autres quâil aurait fallu construire une forteresse à toutes les dix lieues pour venir à bout de les défendre?
â Ce massacre à Lachine aurait pu être évité, sâentêta-t-il pourtant à poursuivre, si les habitants des côtes avaient été moins têtus et plus prompts à se réfugier dans les forts, comme jâen avais donné lâordre. Je crains bien quâil faille encore quelques têtes cassées pour convertir nos Canadiens à la prudence.
Louis observait Denonville avec défiance. Il était persuadé que sous la mince couche de détermination qui frisait parfois lâentêtement se cachait un être timoré. Lâhomme semblait beaucoup trop craindre le risque pour assumer pleinement les responsabilités quâexigeaient ses fonctions. Surtout dans un pays tel que le Canada. Il lui manquait cette énergie conquérante et cette capacité de passer à lâaction. Quelquâun dâaussi tourmenté nâétait pas de lâétoffe dont on fait les chefs.
Une jeune femme se profila soudain dans lâembrasure dâune porte.
â Père, on vous demande. Mère voudrait que vous lâaidiez à départager les derniers objets à laisser aux domestiques.
La voix était chaude et douce. La mignonne portait une robe qui la moulait de telle sorte quâelle laissait deviner des formes rebondies et vigoureuses. Le teint mat, rehaussé par une tignasse dâun noir flamboyant remontée en chignon, tranchait agréablement sur la blancheur du col. La beauté et la fraîcheur de la jeune fille piquèrent lâintérêt de Louis. Il sâimagina caressant les chairs soyeuses celées sous les lourdes jupes...
â Mademoiselle votre fille? Comment avez-vous pu nous cacher une telle beauté?
La jouvencelle rougit jusquâaux oreilles et se retira avec le sourire, tout en lui jetant un regard de vierge effarouchée. Louis dut se faire violence pour sâarracher à lâagréable apparition et se remettre dans les pensées courroucées qui lâavaient mené jusque-là . Son interlocuteur était demeuré silencieux. Le désarroi qui se peignait sur le visage du marquis était néanmoins touchant.
«Il est vrai que la tâche de mener cette colonie nâest pas de tout repos », se dit enfin Louis, en sâapitoyant aussitôt sur son propre sort. Car câétait sur ses épaules à lui que reposerait désormais cette lourde responsabilité. Aussi prêta-t-il mieux lâoreille quand son vis-à -vis enchaîna :
â Vous savez comme moi que, plus encore que lâIroquois, câest lâAnglais de la Nouvelle-York et de Boston qui est lâennemi à abattre. Quand nos voisins du Sud seront à genoux, les Iroquois, soutenus et armés par eux, seront moins arrogants et finiront par déposer les armes. Comme il est regrettable que lâentreprise de conquête de la Nouvelle-York que vous deviez commander ait si tristement échoué! Ce projet, je lâai élaboré dans le détail, avec monsieur de Callières. Si la Nouvelle-York et Albany étaient tombées entre nos mains, notre situation sâen serait trouvée bien différente.
Louis ne put quâopiner. Il était le premier à le regretter amèrement. Mais il avait maintenant dâautres plans en tête... quâil se garda bien de partager avec Denonville. Ce dernier se mit à faire les cent pas. Puis il continua sur un ton
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