Frontenac_T1
état de porter les armes, ce qui représentait environ le quart de la population. Mais les guerres constantes et les épidémies les avaient dangereusement décimés. Trop dâhommes, là aussi, manquaient à lâappel. Croyant pourtant reconnaître quelques vieux combattants de la première heure, Louis les salua avec chaleur. Puis il sâadressa aux réguliers comme aux miliciens, en leur tenant un langage simple et honnête qui, espérait-il, leur irait droit au cÅur.
â Enfants de ce pays, improvisa-t-il, jâai besoin de vous. Jâai besoin de vous pour combattre les vrais responsables des massacres que nous subissons depuis Lachine. Les chiens iroquois ont cruellement mordu la main charitable que nous leur tendions, mais la meute ne sâest pas déchaînée de son plein gré. Elle a été poussée par dâinsidieux maîtres. Car ce sont nos voisins du Sud qui les arment et les excitent secrètement contre nous! Les Anglais de la Nouvelle-York, dâAlbany et de Boston â il scandait ces noms avec une rage contrôlée â, jaloux de notre commerce et de nos territoires, nous combattent sournoisement par Iroquois interposés! Ils se terrent peureusement pendant que dâautres meurent à leur place!
Le brouhaha des cris de joie et de colère mêlés sâintensifia au point quâil dut forcer la voix pour se faire entendre.
â Je vous promets, continua-t-il, que lâAnglais paiera à son tour, et quâun jour prochain nous irons débusquer ces lâches et porter la torche de la guerre jusque dans leurs chaumières!
Lâagitation sâamplifia. Les gens dâici savaient depuis longtemps à quoi sâen tenir quant aux colonies anglaises et brûlaient dâenvie de se mesurer à elles. Ce défi quâil leur lançait ranimait chez eux le goût de se battre à mort pour conserver ce coin de terre conquis à lâarraché.
Lorsque la foule se fut enfin calmée, il recommanda à ses hommes de rester vigilants et de continuer à protéger la population avec courage et discipline.
â Nous combattrons à la canadienne, lança-t-il en guise de conclusion, et nos ennemis verront de quel bois on se chauffe en Nouvelle-France!
* * *
â Nous avons quantité dâofficiers de valeur qui pourront commander de telles unités, argua Callières en réponse à la proposition de Frontenac.
Le gouverneur de Montréal était calmement assis devant un Louis agité qui parcourait son bureau de long en large comme un automate. Selon son habitude, Callières restait placide et mesuré. Son apparente impassibilité en imposait. Câétait un homme solide et fort, mais dâune consternante obésité. Il promenait une panse de chanoine surmontée dâun torse court, et soutenue par de longues jambes gonflées et variqueuses. La redingote de bonne facture quâil portait ce jour-là cédait aux entournures et sâétirait démesurément aux boutonnières. Le gouverneur de Montréal avait beau faire, il paraissait toujours étriqué. Une exubérance des chairs qui détonnait, surtout chez un militaire. « Comment prétendre discipliner des hommes quand on nâarrive pas à discipliner son propre appétit? » pensait Frontenac, réprobateur. Surtout quâil était lâexacte contrepartie de son vis-à -vis. Petit de taille, brun de peau et de poil et tout en nerfs, à soixante-huit ans passés, il était encore droit et sec comme un échalas. Et il portait toujours beau.
Une disparité physique qui nâempêchait en rien, néanmoins, la convergence des esprits. Car Frontenac et Callières avaient tout pour sâentendre : même origine noble, même passé militaire, bonne expérience du pays, conception commune sur la façon de mener la guerre en Canada, et aussi prêts lâun que lâautre à se faire hacher menu plutôt que de céder un pouce à lâennemi.
Lâidée de Frontenac de mettre sur pied des unités de combat pratiquant une guerre dâembuscade à la façon indienne, tout en intégrant les principes de lâart militaire classique, correspondait aux conclusions auxquelles Callières était lui-même arrivé. Lâexpérience de deux campagnes malheureuses en pays
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