Frontenac_T1
sont prompts à pactiser avec nos ennemis au moindre signe de faiblesse de notre part. Vous nâavez rien compris et rien vu venir, et je vous tiens personnellement responsable de la situation actuelle. Votre politique à courte vue a précipité les malheurs de la colonie!
â Vous êtes injuste, monsieur, et votre parti pris vous aveugle, répondit aussitôt le marquis, dâune voix grave.
Il se mit à marcher de long en large, les mains dans le dos et le torse droit, comme quelquâun qui nâa rien à se reprocher.
â Je nâai obéi quâà des impératifs militaires dans toute cette affaire, et vous savez aussi bien que moi que ces forts éloignés ne sont rien de mieux, en temps de guerre, que des prisons ou des tombeaux. Une centaine de soldats, dont quelques-uns de nos meilleurs éléments, sont morts de faim à Fort Cataracoui lâhiver dernier parce quâun gros parti dâIroquois les a assiégés pendant des mois. Nous nâavons pas pu les ravitailler à temps. Quelques semaines plus tard, Fort Niagara subissait le même sort tragique, mais cette fois, câest cent quatre-vingts hommes qui y perdaient la vie! Et la garnison du commandant Valrennes a failli y passer aussi. Vous croyez peut-être que nous avons les moyens, décimés comme nous le sommes, de perdre une vie de plus pour conserver des structures inutiles et même nuisibles?
Denonville scrutait Frontenac avec insistance de ses gros yeux myopes. Son interlocuteur demeurait de marbre, tout en soutenant fermement son regard. Le gouverneur sortant continua, sur un ton où pointait la colère.
â Pour ce qui est du rôle prétendument stratégique joué par Fort Cataracoui, je nây ai jamais cru. Lâintendant Champigny non plus. Lâexistence de ce fort nâa empêché ni les marchands anglais ni les Iroquois de traiter directement avec les Outaouais. Il les gênait si peu quâils lâont toujours contourné. Vous savez avec quel acharnement je me suis opposé récemment à votre projet dâexpédier là -bas tant dâhommes et dans une saison si avancée, alors que nous en avons un si grand besoin pour protéger nos terres et nos habitants. Le sort de votre foutu fortin et les énormes profits que vous en avez toujours tirés semblent vous intéresser bien davantage que celui de vos subordonnés, à la fin!
Louis frappa le sol de sa canne. Le coup lâatteignait en plein cÅur et ramenait les accusations injustes qui avaient tant sali sa réputation. Certes, du temps où le fort Cataracoui était en activité, il avait pratiqué la traite des fourrures sur une vaste échelle et en avait tiré dâintéressants profits. Mais il ne voyait pas comment il aurait pu se maintenir ni soutenir la coûteuse diplomatie que les alliances indiennes le forçaient à mener avec les maigres deniers versés par le roi. Il entra dans une rage froide quâil tenta de contrôler en atténuant lâéclat de sa voix.
â Si vous nâaviez pas trahi si bassement les Iroquois en emprisonnant leurs chefs et en les envoyant aux galères, nous ne serions pas obligés aujourdâhui de faire face à un affrontement aussi majeur. Jamais ils ne se sont permis une telle escalade de violence sous mon administration, justement parce que jâai toujours su les tenir en respect et bien négocier, une aptitude dont vous semblez parfaitement dépourvu. La cour lâa compris et vous a rappelé avant quâil ne soit trop tard.
Le marquis de Denonville baissa la tête. Il tira le bas de son pourpoint et sâapprocha de la fenêtre, dont lâentablement lui arrivait à la poitrine. Il garda le silence un long moment, visiblement défait. Cette accusation ne lâétonnait pourtant pas de la part dâun intrigant qui médisait contre lui depuis son arrivée en Nouvelle-France, et sûrement depuis des mois, dans les coulisses de Versailles. Il était plutôt mal placé dâailleurs, ce brigand de Frontenac, pour lui rebattre les oreilles de ses reproches. Quâavait-il fait dâautre, pendant sa première administration, que de sâenrichir honteusement au détriment de lâintérêt de la colonie en sâaccaparant la part du lion dans le commerce des fourrures, par une politique de
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