Frontenac_T1
passée, ils avaient cependant épargné les survivants et les avaient ramenés dans leurs villages. Aucune torture rituelle nâavait été pratiquée sur eux, parce que les Abénaquis étaient des chrétiens. Une explication qui nâavait pas radouci la colère de Frontenac.
Les deux hommes étaient silencieux et amers. Ils se sentaient injustement traités. La prise de Fort Loyal sâétait pourtant faite à lâarraché et dans des conditions extrêmement pénibles. Câétait une prise de taille! Et on leur déniait tout mérite au nom dâun principe dâhonneur impossible à faire appliquer et que les Anglais eux-mêmes ne sâétaient jamais gênés de violer à plusieurs reprises, autant avec les Abénaquis quâavec les Canadiens.
Louis fit un geste de la main pour leur indiquer de se retirer de sa vue avant quâil ne revienne sur sa décision et les fasse mettre aux fers. Ils sâéclipsèrent dans une grimace de dépit et sans demander leur reste.
9
Québec, printemps 1690
Louis fixait du haut de la terrasse lâimmense coulée miroitante étalée à lâinfini et recevait en plein nez les odeurs du large, chargées de sel et de varech. Un vent violent rabattait sur les côtes des nuées de goélands et faisait défiler rapidement dans le ciel de larges masses changeantes, percées de trouées lumineuses.
Les temps étaient durs. Des lettres en provenance de Montréal et de la région des Trois-Rivières faisaient état dâune famine grandissante. Des pauvres se présentaient nombreux aux portes des communautés religieuses pour réclamer du pain. Les récoltes engrangées lâautomne précédent étaient déjà épuisées et les continuelles attaques iroquoises avaient empêché les habitants de terminer leur travail. Cette pénurie de vivres était difficile à enrayer et commençait à devenir endémique. Dès que le fleuve était devenu à peu près navigable, Louis avait envoyé un bâtiment en France pour réclamer des farines et différentes provisions de bouche. Mais les bateaux ravitailleurs ne sâétaient pas encore pointés.
En plus des greniers, ses propres goussets commençaient aussi à être à sec, ce qui ne laissait pas de lâinquiéter.
â Comment mâen sortir, aussi, avec les maigres vingt-quatre mille livres par an que me verse le roi? marmonna-t-il.
Cela ne couvrait même pas ses coûts dâentretien. Louis XIV avait pourtant fait geler ses dettes, ces dernières années, et interdit à ses créanciers de le poursuivre. Un geste de générosité à son égard quâil le suppliait de répéter pour lâannée en cours. Car lâintérêt sur ses dettes avait atteint de telles proportions quâil nâarrivait plus à sâen acquitter et se voyait à nouveau traqué par ses créanciers. Il sentit lâamertume le gagner, comme chaque fois quâil se penchait sur ses insondables déboires financiers.
Il connaissait bien la nature des critiques qui avaient sali sa réputation et lâavaient perdu dans lâopinion de la cour. On lâavait accusé de dilapider les richesses de la colonie en tirant abusivement profit de la traite des fourrures. Sâil sâétait procuré quelques gains en profitant de sa position de gouverneur, cela avait toujours été en sous-main. Y eût-il renoncé quâil se serait retrouvé dans lâimpossibilité de se maintenir à la hauteur de sa charge et, plus grave encore, de continuer à mener la coûteuse diplomatie que lui imposaient ses alliés indiens.
Quâavaient dâailleurs fait dâautre ses prédécesseurs? Talon, de Meulles, La Barre, François Perrot, Duchesneau â et peut-être même Champigny, tiens, dont il ne savait rien sinon quâil paraissait sâen tirer plutôt bien, avec la moitié de son salaire et une famille à nourrir â ne sâétaient-ils pas tous adonnés à la traite des fourrures? Sans parler des commandants de poste, officiers et seigneurs qui ne subsistaient que par ce trafic. Tant que les choses se faisaient discrètement et quâil nâavait rien à débourser, le roi préférait fermer les yeux.
Mais
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