Frontenac_T1
câétait aussi grâce à ces fonds tirés de la fourrure que lâOuest, le Nord et le Sud de ce pays quasi continental passaient de plus en plus sous domination française. Si lâobsession de prendre possession de nouvelles terres à fourrures servait à Louis de moteur, des rêves de développement et des motifs évidents de sécurité intérieure lâanimaient tout autant. En quelques années et sous sa férule, la poignée de Français établis dans la vallée du Saint-Laurent avait réussi à étendre lâinfluence de la France du golfe du Mexique à la baie dâHudson. Après une longue période de rachitisme, la colonie avait connu sous son impulsion une phase dâépanouissement sans précédent.
Mais qui songeait à lui en être reconnaissant? Au lieu de lâentraver avec dâinsignifiantes questions de profits commerciaux, pourquoi le roi ne lâavait-il pas appuyé davantage dans ses démarches dâexpansion territoriale?
â Cela crève pourtant les yeux quâon ne peut vivre en sécurité dans la vallée du Saint-Laurent quâen contrôlant toutes ses voies dâaccès! rabâcha-t-il pour la énième fois, en donnant furieusement de la canne contre la balustrade de la terrasse.
Il avait eu beau marteler cela sur tous les tons au roi, câétait peine perdue. Ni Louis XIV ni ses ministres nâavaient accepté dâinvestir dans cette vaste entreprise de découverte. Ils avaient toujours incité Frontenac, comme ses prédécesseurs, à maintenir une frileuse politique de repli sur le Saint-Laurent. Leur manque dâambition et de largeur de vue le sidérait tant quâil avait dû jouer de ruse, tenir tête et déjouer les directives royales pour continuer à construire des forts et à mousser les explorations. Il avait même financé de sa poche la construction du fort Cataracoui! Mais le rêve secret quâil nâavait partagé quâavec Duluth et La Salle, et que Champlain avait caressé avant lui, était autant de trouver une voie intérieure menant de Montréal aux Antilles, pour fournir à la colonie un accès permanent à la mer, que de découvrir le fameux passage de lâOuest menant aux mythiques mers de Chine.
Un vieux relent de dépit lui noua la gorge. Louis soupira longuement en laissant retomber ses épaules quâil avait tendance à trop contracter. En se retournant, il saisit brièvement son reflet dans une croisée : comme il se trouva vieilli! Le pli barrant son front lui déplut. Lâamertume ne lui réussissait guère et il sentit à nouveau ses brûlures à lâestomac se raviver. Il se massa le haut de lâabdomen du plat de la main. Il frissonnait et sâempressa de remonter son col. La maladie lâavait assez éprouvé ces derniers temps... Un vent sournois soufflait à intervalles en balayant le timide fond dâair chaud de ce début de juin. Louis décida de rentrer se mettre à lâabri, mais plutôt que de prendre la porte conduisant à son bureau, il bifurqua vers celle menant à la cuisine.
La vieille Mathurine, penchée sur ses chaudrons, releva la tête en sursautant.
â Parmanda! Je vous avais pas entendu venir, monsieur le comte. Je crois bien que je mâen viens un peu dure de la feuille.
La femme était rougeaude et corpulente. Elle avait passé sur sa chemise de lin une bande de tissu qui entourait son cou et se croisait sur le devant, enveloppant et supportant sa lourde poitrine. Un long tablier, enfilé par-dessus ses jupes, la recouvrait jusquâaux chevilles. Quelques mèches folles de cheveux blancs émergeaient de sa coiffe tombée sur son oreille. Louis fureta dans ses chaudrons et souleva un couvercle dâoù sâéchappa un délicat fumet de canard, puis il huma lâodeur du bÅuf qui baignait doucement dans un mélange de navets, de haricots et de choux.
â Tut tut tut! ne fourragez pas trop dans mes plats, là , monsieur. Je gagerais que vous avez encore une pâtite faim? Câest-ti Dieu possible dâavoir si grand appétit et de rester fin comme lâéchalas. Tenez, je vais vous faire des Åufs au beurre noir, comme vous les aimez. Asseyez-vous là , fit Mathurine en poussant doucement un Louis ravi vers une petite
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