Frontenac_T1
desserte à côté de laquelle il put sâinstaller à son aise.
Pour le faire patienter, la cuisinière lui versa un verre de muscat, son vin préféré. Ses réserves étant épuisées, il se verrait bientôt dans lâobligation de boire de lâeau. La vieille cassa trois Åufs dans un plat en prenant soin de ne pas crever les jaunes, puis les assaisonna dâun peu de sel et de poivre. Elle mit ensuite dans la poêle une noix de beurre grosse comme une cerise et la fit fondre lentement, puis elle y coula doucement les Åufs.
Louis lâobservait avec attention. Une espèce dâengourdissement, produit tant par la chaleur de lââtre que par le côté rassurant du cérémonial, le prenait peu à peu. Le rituel ancestral de préparation des repas lâavait toujours fasciné. La cuisine, ses odeurs, le bruit des ustensiles, la chaleur de lââtre, toute la gaieté qui émanait de cet univers nourricier lâapaisait. Enfant, il courait sây réfugier quand il était triste ou quâon lâavait grondé, et il sây trouvait toujours quelque servante au grand cÅur qui le prenait en pitié et le gavait de tartines.
Réalisant que les blancs étaient pris, la vieille passa la pelle à feu rougie sur les jaunes, car monsieur le comte les aimait très cuits. Cela fait, elle coula le tout dans le plat de service et ajouta un filet de vinaigre au beurre fondu, en remuant bien et en chauffant le mélange quâelle versa ensuite sur les Åufs.
â Voilà , monsieur. Ãa vous fera toujours un pâtit goûter en attendant le souper.
Et Mathurine remplit à nouveau son verre et lui tailla de larges tranches de pain bis quâelle lui servit, tartinées de tête fromagée.
* * *
â Notre grand monarque est plus prodigue en conseils quâen hommes! sâexclama Louis en brandissant sous le nez de son secrétaire le dernier pli du roi.
La colère déformait sa voix. Monseignat, habitué aux débordements de bile de son supérieur, opinait calmement.
â Ah! il mâenjoint de faire une forte et vigoureuse défensive et il ne doute pas que je ne réduise mes ennemis de vive force à la paix. Fort bien, mais avec quels secours? Il me recommande de construire des redoutes, dâenvoyer des partis de reconnaissance, des bateaux armés, de poster des gardes de soldats à lâépoque des travaux agricoles, de construire des palissades autour de Québec et de Montréal? Toutes choses que jâai déjà faites, figurez-vous, Votre Grandeur! continua-t-il en sâadressant tout haut à un interlocuteur imaginaire. On ne mâapprendra quand même pas mon métier, parbleu! Mais jâai besoin de plus de bras pour continuer. Et où diable vais-je les trouver, croyez-vous? gueula-t-il en fixant à nouveau son secrétaire qui restait de marbre. Lors même que jâai perdu plusieurs dizaines dâhommes par la faute de la guerre, de la maladie et de la famine? Je ne suis pas la cour des Miracles, moi. Câest la faute de tous ces conseillers de roi. Ce ne sont que des incompétents à courte vue, des gribouilleurs de papier, des stratèges de salon qui nâont aucune compréhension de notre réalité!
Louis frappa la table dâun poing vigoureux. Monseignat ne broncha pas et supporta placidement les radotages de son supérieur qui sâapprêtait encore, il en aurait mis sa main au feu, à rabâcher la problématique des stratégies de guerre. Pour lui, lâaffaire était entendue, et il ne comprenait pas pourquoi le gouverneur sâacharnait encore à faire comprendre à des métropolitains obtus une réalité qui leur échapperait toujours.
â De toute façon, ils nây comprennent rien, enchaîna Louis sur le même ton irascible, et ils nous regardent de haut quand on leur parle de guerre à lâindienne.
« Nous y voilà ! » se dit le secrétaire en hochant la tête. Ce « ils » englobait dans lâesprit du vieux militaire tous les officiers français de lâarmée métropolitaine qui condamnaient unanimement les tactiques de guerre de la Nouvelle-France, quand ils daignaient seulement sây intéresser.
â Ces beaux messieurs des académies militaires considèrent notre façon de faire
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