Frontenac_T1
manquait-il de recul? Mais le ton assuré et résolument optimiste de son interlocuteur le rasséréna.
â Irréaliste? Non. Peut-être cela est-il possible, après tout. Avec un homme tel que vous, ce qui était impensable hier encore peut devenir réalité demain. Tout est affaire de détermination et de stratégie, je suppose.
Et les deux hommes discutèrent un long moment encore, pour finir par sâentendre sur le partage des profits quâils allaient sâallouer dans lâexploitation des fourrures de lâIllinois et sur les gens sûrs, marchands, coureurs des bois, canotiers et commandants de poste quâils allaient encore une fois associer à leurs lucratives opérations commerciales.
* * *
Le chevalier dâO gisait, anéanti, les membres en croix liés à des poteaux solidement fichés au sol. Son bel uniforme était lacéré et couvert de taches de sang, et une douleur cuisante au thorax le forçait à respirer à petits traits. Mais lâaffreux spectacle auquel il se voyait confronté le pétrifiait tellement quâil en oublia ses propres malheurs. On lâavait en effet placé à quelques toises de lâéchafaud où lâon torturait des hommes, afin quâil pût se pénétrer jusquâà lâécÅurement des vertus de lâeffroyable rituel.
Quand sa délégation avait paru à Onontagué, le matin même, les Iroquois lâavaient reçue sur un pied de guerre. Pour venger la défaite de leurs alliés anglais à Schenectady, les jeunes guerriers sâétaient jetés sur eux et leur avaient infligé en guise de bienvenue la terrible bastonnade traditionnelle. Puis les anciens, réunis en conseil, avaient décidé dâen soumettre deux au supplice. Les deux autres avaient été donnés aux Onneiouts et aux Goyogouins.
Câest Colin et La Beausière qui avaient été choisis pour être immolés. Ils se tenaient nus sur une plate-forme dâécorce soutenue par une charpente de bois traversée de pieux, au bout desquels pendaient des dizaines de scalps. Ils étaient attachés par les mains à un poteau autour duquel ils pouvaient se mouvoir. Pour lâheure, ils assistaient, impuissants et tétanisés, au spectacle dont dâautres malheureux faisaient les frais. Car sur un bûcher dressé à quelques toises du leur étaient liés deux Illinois ramenés des lointaines contrées du Mississippi. Câétaient de solides gaillards à lâair féroce, aux visages, aux torses et aux membres criblés de cicatrices et de tatouages. Le chevalier dâO se souvenait dâavoir entendu Colin qualifier ces Indiens de « redoutables guerriers », aussi craints que les Iroquois et aussi réputés quâeux pour leur grand contrôle de la douleur. Tout sauvage se préparait depuis lâenfance à mourir sous la torture. On disait quâils sâentraînaient à résister au feu en sây exposant régulièrement et en sâinfligeant de cruelles brûlures. Car pour se forger une légende de bravoure qui rejaillirait sur les siens et le précéderait dans le royaume des morts, il fallait subir la torture sans faire montre de la moindre faiblesse.
Les brandons enflammés, les tisons rougeoyants et les charbons ardents se croisaient dans un nuage de fumée âcre où dominait une poignante odeur de chairs grillées. Des nuées dâétincelles surgies des feux brassés sans relâche perçaient la nuit de traits lumineux et montaient en tournoyant dans le doux ciel dâété. Comme la mise à la chaudière était une fête collective, des femmes et des enfants se joignaient aux tortionnaires pour mieux tourmenter les victimes. Des chiens, excités par les effluves et espérant arracher une part du butin, couraient en tout sens en farfouillant du museau.
Les deux Illinois, des frères de lait, subissaient depuis des heures et sans broncher les pires sévices. On ne leur avait encore arraché aucune plainte et ils menaient le jeu en exécutant leur danse de mort et en invectivant violemment leurs tortionnaires. On rivalisait pourtant de raffinement dans la cruauté. Tout ce qui pouvait faire souffrir était mis à profit : la gomme de pin chauffée, lâhuile bouillante, les couteaux,
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