Frontenac_T1
dagues, crochets, scies et limes, comme les canons de fusil rougis au feu. Mais les deux martyrs, dont le corps nâétait plus que plaies noircies suppurant le sang brûlé, maitrisaient la douleur avec une vaillance admirable. Lorsquâon passa au cou de lâun des captifs un lourd collier de fers chauffés à blanc, un formidable chant de mort fusa tout à coup de sa poitrine mutilée. Toute lâassistance sâimmobilisa et fit brusquement silence, envahie de respect et dâadmiration devant cet étalage de bravade virile. Faisant fi de la douleur et sur le point de succomber, le supplicié leur narrait sans doute et pour la dernière fois la longue liste de ses exploits personnels. Câétait à glacer le sang.
« Mon Dieu, quelle détermination! », se dit le chevalier dâO, fortement impressionné par un pareil exemple de courage. Puis, dans une ultime tentative pour briser sa résistance, les bourreaux se ruèrent sur leur victime. Lââme dâun prisonnier doué dâautant de force morale pouvait se glisser dans le corps dâun des protagonistes et menacer la tribu entière. Dans un empressement où pointait une peur superstitieuse, on se mit à le brûler sans retenue aux yeux, à la tête, au cou, aux bras, aux parties génitales, et comme il demeurait toujours impassible, on finit par lâassommer avec rage dâun grand coup de hache. Câest alors quâun des tortionnaires lui trancha la tête, pendant quâun troisième lui plongeait un couteau dans le torse pour en arracher le cÅur encore palpitant.
Le deuxième supplicié connut un sort identique. Il fut également impossible dâen tirer le moindre cri. La tête de chacune des victimes fut donnée au capitaine qui avait mené lâexpédition, et le cÅur, pièce de choix entre toutes parce que provenant dâhommes extrêmement valeureux, fut coupé en morceaux quâon distribua aux jeunes hommes. Son ingestion pouvait inciter les guerriers à faire preuve dâautant de courage, leur tour venu. Les restes démembrés et dépecés furent jetés dans la chaudière, où ils furent rapidement bouillis avant dâêtre offerts aux autres convives. La moelle de tous les os fut sucée avec ardeur et la cervelle délogée de la boîte crânienne pour en éliminer lââme qui, croyait-on, y résidait.
Pétri dâangoisse, le chevalier dâO tourna la tête vers ses deux compagnons, toujours attachés côte à côte et promis au même misérable sort. Comme il eut pitié dâeux! Auraient-ils la force de faire aussi bonne figure? Colin baissait les yeux et contractait les mâchoires, sûrement partagé entre la crainte de la douleur, la peur de flancher et la volonté de mourir lui aussi en brave. Quant à La Beausière, il promenait sur la scène un regard empreint dâun tel effroi que les yeux semblaient vouloir lui sortir de la tête. Ses mâchoires et ses genoux sâentrechoquaient et son corps était traversé de longs soubresauts nerveux.
« Nul doute quâils nâen feront quâune bouchée », se dit-il, profondément abattu.
â Et il nây a aucun prêtre pour nous assister, sacredieu!
DâO avait crié à tue-tête. Il fut surpris par le rythme saccadé de sa propre voix. Le père Millet était à Onneiout, avec sa tribu dâadoption. Il nâentendrait parler de la chaude réception faite aux envoyés de Frontenac que beaucoup plus tard, quand il verrait apparaître La Chauvignerie, donné aux Onneiouts pour être lui aussi passé par le feu. Quand au jeune Bouat, il ne saurait jamais ce quâil était advenu de lui.
â Mais pourquoi nous avoir fourrés dans un guêpier pareil? laissa échapper malgré lui le chevalier.
Une colère faite dâamertume et dâincompréhension lâenvahissait. à quoi diable avait pu penser Frontenac en les engageant dans cette équipée? Et lui? Quel sort lui réservait-on? Il avait su par Colin que dâintenses tractations se déroulaient à son sujet entre les délégués anglais â deux officiers de la Nouvelle-York et une poignée dâAgniers â et les Onontagués. Les Anglais poussaient pour quâon lâimmole par le feu,
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