Frontenac_T1
toutes les tribunes, sous peine dâexcommunication. Il avait pourtant espéré que le gouverneur, à qui il avait servi une longue semonce sur les dangers dâun pareil divertissement, ne lâeût pas permis. Et, comble de malheur, on sâapprêtait à danser entre partenaires de sexe opposé!
Louis, amusé, avait souri et laissé partir le prélat sans lever le petit doigt pour le retenir.
â Nous ne les laisserons pas nous défendre aussi la danse. Je ne permettrai pas que ces vieux garçons rancis et pétris de bondieuseries empiètent sur le temporel. Quâils sâoccupent du spirituel, je me charge du reste, corps-Dieu! avait-il chuchoté à son voisin de table, Louis-Armand de Lom dâArce, baron de La Hontan.
Ce dernier avait laissé échapper un rire tonitruant. Le jeune officier, un capitaine réformé, plaisait de plus en plus à Louis qui souhaitait lâattacher au pays en lâengageant à contracter un mariage avantageux. Il sâétait dâailleurs trouvé quantité dâaffinités dâesprit avec ce petit gentilhomme campagnard à moitié ruiné qui intentait dâinnombrables procès contre lâÃtat français pour récupérer les terres de sa famille. La Hontan sâopposait, pour des raisons personnelles autant quâintellectuelles, au despotisme religieux et monarchique de Louis XIV. Il se disait ouvertement libertin et libre penseur et pratiquait une critique passionnée de la société française de cette fin de siècle. Ses séjours répétés chez les Indiens, quâil qualifiait de « philosophes nus», donnaient lieu à dâinterminables débats dâidées qui se continuaient souvent jusque très tard dans la nuit. Louis aimait sa révolte et se reconnaissait en lui. Aussi en avait-il fait son hôte ordinaire * .
La danse terminée, Frontenac remercia sa partenaire et se dirigea avec lenteur vers un fauteuil dans lequel il se laissa choir élégamment, en sâépongeant vivement le front dâun mouchoir tiré de sa poche. Il était aussi rouge que le parement de son habit et le souffle lui manquait. Il replaça sa perruque et tira le bas de son pourpoint, tout en souriant à la ronde à quelques invités qui le félicitaient de sa verdeur.
â Je nâai plus... tout à fait... le souffle de mes... vingt ans... finit-il par articuler dans un halètement laborieux. Ah! jeunesse!
Entre-temps, la musique avait repris et on enchaînait avec un menuet qui attira une nuée de jeunes danseurs.
La compagnie était brillante, ce soir-là , et Louis avait visé une large audience. Plusieurs dames et demoiselles de la ville, nobles et bourgeoises indistinctement mêlées, avaient été priées à ce bal, de même que quantité dâofficiers militaires, de fonctionnaires et de commerçants en vue. La fine fleur de Québec sây pressait. Lâintendant Champigny et sa dame, de même que quelques membres du conseil souverain, y assistaient également.
Louis, qui reprenait lentement son souffle, vit le baron de La Hontan se diriger en hâte vers la belle Geneviève et lâenlacer à son tour. La jeune fille prit un air ravi et sâabandonna dans les bras de son cavalier. Louis échappa un sourire attendri. Geneviève était sa nièce, il lâavait tenue sur les fonts baptismaux et il lâaimait comme si elle avait été sa propre fille. Il avait espéré, en la présentant au bouillant baron, susciter un grand amour. «Ce qui est peut-être en train de se produire sous nos yeux », se dit-il en voyant les tourtereaux tourbillonner dans un synchronisme parfait, le regard fondu dans lâexaltation réciproque comme sâils étaient seuls au monde.
Il avait vu maintes fois le jeune gascon se troubler quand la belle Geneviève posait sur lui son regard de madone. Le célibataire endurci, libertin cynique et impénitent, qui se targuait de ne pas croire à lâamour et de tenir en respect la gent féminine de la colonie, paraissait pourtant sous le charme. Il semblait piégé, accroché à lâappât qui, cette fois, était dâimportance. Louis souhaitait voir bientôt La Hontan se commettre et passer à lâétape des fréquentations, ce qui nâétait pas une
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