Frontenac_T1
lâintendant et la salua galamment.
â Monsieur le gouverneur, nous parlions justement de votre belle épouse, madame de Frontenac. Quelquâun me disait quâelle avait été très éprouvée par la maladie. En avez-vous des nouvelles récentes? demanda-t-elle.
Marie-Madeleine de Chaspoux, dame de Verneuil et Du Plessis-Savari, avait posé la question dâune voix chantante, timbrée haut, en avançant le tronc avec grâce. Câétait une femme dépourvue de beauté, mais remplie de charme. Si elle avait le nez arqué et le teint un peu gâté par une maladie de peau, elle nâen arborait pas moins une épaisse chevelure cendrée passée à la poudre colorante, de longs bras au modelé parfait, et sa gestuelle était empreinte dâélégance et de raffinement. La gentillesse et la bonté naturelle de madame de Champigny en faisaient dâailleurs une personne dont la compagnie était recherchée. Louis lâappréciait bien davantage que son mari et nâavait que des éloges à son égard. Il lâavait accompagnée à quelques reprises chez les Indiens des missions pour négocier le rachat de prisonniers, des jeunes surtout, afin de les confier à des communautés religieuses ou à des particuliers. En qualité de négociatrice, Marie-Madeleine de Champigny excellait. Elle savait parler le langage du cÅur, écouter et surtout convaincre les Abénaquis, les Hurons ou les Iroquois domiciliés de lui remettre ces pauvres enfants, moyennant compensation. Tous étaient remués et cédaient à ses vibrantes implorations. Elle venait dâailleurs de racheter de ses deniers les deux filles de monsieur March, le second du capitaine Davis, confiées aux Abénaquis après la prise de Fort Loyal. Lâune des fillettes, âgée dâune dizaine dâannées, lâavait cependant étonnée quand elle avait refusé de la suivre. On avait dû lâarracher de force à sa nouvelle famille et la conduire, inondée de larmes, chez les Ursulines.
â En effet. Elle a fait une mauvaise chute ce dernier hiver sur une chaussée glacée, répondit Louis sur un ton mondain. Vous savez comme les rues de Paris sont mal entretenues et périlleuses à emprunter par ces malheureux temps de froidure qui sévissent sur le pays depuis de longs mois. Elle a été longue à sâen remettre. Heureusement pour elle, mademoiselle dâOutrelaise en prend grand soin, à ce quâelle me marque dans sa dernière lettre.
Madame de Champigny écoutait avec intérêt, le visage éclairé de compassion. Elle avait croisé quelques fois Anne de la Grange-Trianon, comtesse de Frontenac, dans des salons parisiens, et le personnage lâavait impressionnée. Elle devait reconnaître que, pour une fois, la légende coïncidait avec la réalité. Ne lâappelait-on pas « la Divine »? Cette femme brillait par son esprit et sa culture, son élégance, sa parfaite maîtrise de la conversation et des usages du monde, ainsi que par une beauté inaltérable. Lâépouse de lâintendant se hasarda à poser à Frontenac la question qui lui brûlait les lèvres depuis si longtemps :
â Mais ne vous morfondez-vous pas, à la fin, dâêtre séparé dâelle? Un homme tel que vous...
Frontenac eut un léger mouvement de repli. Il semblait surpris. Mais il répondit du tac au tac, dâune voix théâtrale et la main sur le cÅur :
â Me voyez-vous, moi, simple mortel, vivre aux côtés dâune Divine?
Il sâen tirait avec une boutade. Mais son interlocutrice était trop sagace pour ne pas comprendre le langage du corps. Elle devina la blessure et nâinsista pas.
â Et puis, nâai-je pas de meilleure ambassadrice auprès du roi? Elle combat depuis trente ans les intrigues de mes ennemis qui cherchent à me ruiner dans son estime. Quant à ses interventions en faveur de la Nouvelle-France, elles nâont eu que des effets bénéfiques.
Lâintendant sâapprochait, une coupe à la main. Frontenac avait croisé le fer avec lui le jour même, au conseil, et nâavait pas lâintention de lui faire face à nouveau. Prétextant ses obligations dâhôte, il demanda quâon lâexcuse et se dirigea
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