Funestes présages
disparu ?
— Oui, à l’automne. Oh, ça fait bien trente ans ! Un valet de cuisine, qui n’est plus là à présent, a prétendu qu’il avait vu Sir Reginald passer avec son poney de bât. Il l’a reconnu à sa livrée et à son écusson. Selon la rumeur, il s’est rendu dans un des ports de l’Est et s’est embarqué. Personne n’en a plus jamais entendu parler ; personne ne l’a revu. Et, avant que vous me le demandiez, Messire le clerc, j’ignore pourquoi, bien que tout un chacun ait sa petite idée.
— Quelle est la vôtre ?
— Sir Reginald était un vrai soldat, un chevalier errant. Peut-être est-il parti en pèlerinage ?
— Mais pourquoi n’a-t-il pas averti son épouse ? On affirme qu’elle était aussi déconcertée que les autres.
— Je ne sais.
Ranulf se tourna légèrement. Face de rat était revenu et ses compagnons déplurent à l’écuyer. Ils portaient des bottes et des hauts-de-chausses bruns ; épées et dagues pendaient aux anneaux de leur ceinturon. Leurs visages étaient dissimulés par de profonds capuchons et le col de leur justaucorps relevé jusqu’au menton.
Deux d’entre eux étaient munis d’un arc et d’un carquois de flèches dans le dos. Talbot suivit le regard de Ranulf et laissa voir une inquiétude évidente. Les autres clients ne paraissaient pas, non plus, fort à l’aise. Les nouveaux arrivants allèrent s’installer au fond de la pièce où l’ombre les protégeait afin de pouvoir observer la grand-salle à leur guise. Ranulf lança un coup d’oeil par la fenêtre sur le jardin : buissons, carrés de simples et plates-bandes étaient encore couverts d’un gel qui n’avait pas fondu pendant la journée. Les premiers flocons de neige tombaient. Ranulf comprit ce qui s’était passé. Talbot pouvait bien se montrer nerveux, il n’en restait pas moins que ces hommes faisaient autant partie de l’auberge que les tables et les tabourets. C’était des hors-la-loi, des malandrins, comme Ranulf l’avait été dans sa jeunesse, et ils sortaient au crépuscule. Ils hantaient les tavernes comme celle-ci, en quête de proies faciles ou de profits avantageux. L’aubergiste leur faisait toujours bon accueil, soit parce qu’il partageait leurs gains, soit, et c’était plus important encore, parce qu’ils l’approvisionnaient régulièrement en viande fraîche – sanglier et venaison – braconnée dans les forêts royales... Ranulf se demanda s’ils s’en prendraient à deux officiers de la Couronne. Sous la table, il donna un petit coup de pied à Chanson qui dévisageait les arrivants. Le palefrenier comprit le message et détourna les yeux.
— Je vais quérir les anguilles, bégaya Talbot.
— Avec d’autre bière ! Et revenez ! insista Ranulf.
— Croyez-vous que ces hommes vont nous chercher noise, Ranulf ? chuchota Chanson. Pourraient-ils nous attaquer ?
— Oui, c’est possible.
Ranulf glissa la main sous la table et tapota son escarcelle.
— Je parie un shilling contre un shilling qu’ils ont déjà inspecté nos montures et nos harnachements.
Chanson déglutit avec nervosité. Bien entendu, les chevaux étaient parmi les meilleurs des écuries royales, et selles et harnais vaudraient un bon prix sur n’importe quel marché.
— Et il y a nos armes, continua Ranulf, et nos habits, sans parler des escarcelles que nous portons. Et sans doute, ajouta-t-il en soupirant, leur réputation à sauvegarder, ce qui n’est peut-être pas moins important.
— Qu’est-ce que ça a à voir ?
— Ce sont des coquins, déclara Ranulf à voix basse. La région est pour eux ce que le royaume est au roi. Ils décident qui pourra ou non y circuler. Il est probable que la plupart de ces marchands et chaudronniers les payent pour voyager sans ennuis.
Chanson pensa au trajet qui les attendait pour retourner à l’abbaye, sur le chemin glacé et désert, dans le froid, sous les arbres silencieux.
— Ne devrions-nous pas rentrer ?
Ranulf rapprocha son ceinturon.
— Je n’ai jamais, de toute ma vie, détalé devant un combat, Chanson. Sais-tu pourquoi ? C’est le meilleur moyen d’éviter de recevoir une flèche dans le dos.
Talbot, aidé de sa fille, l’air à présent maussade, leur servit anguilles et bière. Chanson sortit sa cuillère de corne et son petit poignard et, découpant la nourriture, se mit à l’enfourner à grandes cuillerées. Ranulf mangeait moins vite et jetait, de temps à autre,
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