Furia Azteca
ami ? qu'aimerais-tu manger ? " Si je sortais le soir, elle me disait :
" II fait frais en ce moment, tu devrais mettre un manteau plus chaud, sinon tu vas prendre froid. "
J'ai évoqué tout à l'heure la routine de ma vie. La 'voici : je quittais la maison le matin et le soir pour passer
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le temps des deux seules manières que j'avais pu trouver. Chaque matin, j'allais à la Maison des Pochteca et j'y passais la plus grande partie de la journée à discuter et à boire du chocolat. Les trois Anciens que j'avais connus autrefois étaient morts et enterrés depuis longtemps, mais d'autres les avaient remplacés qui étaient exactement à leur image : vieux, gras, chauves, contents d'eux et s˚rs de leur importance. Hormis le fait que je n'étais ni gras, ni chauve, je pouvais certainement passer pour l'un d'eux, moi qui ne faisais plus rien d'autre que de me bercer de mes aventures passées et de ma richesse présente.
De temps à autre, l'arrivée d'une caravane de pochteca me donnait l'occasion d'acheter des marchandises et avant même que la journée f˚t terminée, je les avais déjà revendues à profit à quelqu'un d'autre. Je pouvais effectuer ces transactions sans même avoir à poser- ma tasse de chocolat et sans aller jeter un seul coup d'oil à ce que j'avais acheté, puis vendu. Parfois, je rencontrais un jeune marchand qui se préparait à
entreprendre sa toute première expédition et je le retenais pour le faire bénéficier de ma connaissance particulière de l'itinéraire qu'il avait choisi, aussi longtemps qu'il pouvait m'écouter sans commencer à s'agiter et à prétexter des courses urgentes.
La plupart du temps, je me retrouvais avec quelques pochteca retirés qui se plaisaient mieux là qu'ailleurs et nous échangions alors nos histoires en lieu et place de marchandises. Je les écoutais parler du temps o˘ ils avaient moins d'années et de richesses mais, en revan-I che, des ambitions illimitées, du temps o˘ ils voyaient " et o˘ ils osaient affronter tous les périls. Leurs histoires n'auraient pas eu besoin d'être enjolivées pour être intéressantes, mais chacun voulait surpasser les autres dans le récit de ses aventures, des dangers auxquels il avait fait face et des affaires qu'il avait su si judicieusement traiter, aussi je remarquais que beaucoup se mettaient à . broder considérablement au bout d'un certain temps.
Le soir, je quittais la maison à la recherche, non plus de la compagnie, mais d'une solitude dans laquelle je '- jne complaisais à évoquer des souvenirs nostalgiques. Je
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n'aurais cependant pas protesté si cette solitude avait été rompue par une rencontre tant désirée, mais je vous ai déjà dit qu'elle ne s'était jamais produite. C'est donc avec un espoir bien vague que je parcourais la nuit les rues désertes de Tenochtitl‚n, en me remémorant les événements qui étaient advenus ici et là.
Au nord, c'était la chaussée de Tepeyac que j'avais traversée en emportant ma petite fille dans mes bras pour fuir la ville inondée.
Au sud, c'était la jetée de Coyoac‚n que j'avais franchie avec Cozcatl et Gourmand de Sang au début de ma toute première expédition. Dans la splendeur de l'aube naissante, le Popocatepetl majestueux nous avait regardés partir en semblant nous dire : " Vous partez, braves gens, mais moi je reste... "
Entre les deux, se trouvaient les deux grandes places de l'île. Du côté
sud, au Cour du Monde Unique, la grande pyramide, si imposante, si solide et si éternelle d'aspect qu'on aurait pu croire qu'elle avait toujours été
là. J'avais du mal à réaliser que j'étais plus vieux que le monument terminé qui n'en était qu'aux fondations la première fois que je l'avais vu.
Plus au nord, s'étendait la grande place du marché de Tlatelolco que j'avais jadis traversée en serrant bien fort la main de mon père. C'est là
qu'il avait déboursé une somme extravagante pour m'offrir de la neige parfumée en disant au marchand : " Je me souviens des Temps Difficiles. "
C'est là aussi que j'avais fait ma première rencontre avec le vieil homme cacao qui m'avait prédit si justement mon avenir.
Ce souvenir me troublait un peu, car il me rappelait que cet avenir qu'il m'avait annoncé était devenu mon passé. J'approchais du faisceau d'années, et rares étaient les hommes qui vivaient au-delà de cinquante-deux ans. En me disant que j'avais bien gagné cette vie paisible, peut-être refusais-je simplement de
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