Furia Azteca
dépasse.
Dans notre écriture pictographique, les couleurs même parlaient, les couleurs chantaient ou pleuraient, les couleurs étaient nécessaires. Elles étaient innombrables : rouge-magenta, ocre-jaune, vert-ahuacatl, bleu turquoise, chocolatl, jaune rouge‚tre de la hyacinthe, gris argileux, noir de nuit. Malgré tout, elles ne pouvaient pas rendre chaque mot, sans parler des nuances et du tour des phrases. Cependant, chez vous, quiconque connaît les mots est capable de faire ceci : enregistrer chaque syllabe pour toujours, avec une simple plume à la place d'un assortiment de roseaux et de pinceaux ; et ce qui est encore plus merveilleux, avec une seule couleur, cette décoction d'un noir-rouille qu'ils appellent encre.
Très bien, Excellence, tout cela est dans un gland - la différence entre nous, Indiens et vous, hommes blancs, entre notre ignorance et votre science, entre notre époque révolue et vos temps nouveaux. Votre Excellence est-elle satisfaite de voir qu'un simple trait de plume a démontré le droit de votre peuple à commander et le destin du nôtre à être commandé ? C'est certainement tout ce que Votre Excellence réclame de nous autres Indiens : la confirmation que la suprématie du vainqueur est conférée non pas par les armes et la ruse, pas même par Dieu Tout-Puissant, mais par sa supériorité
innée sur les êtres inférieurs que nous sommes. Votre Excellence ne peut plus avoir besoin de moi, ni de mes paroles.
Ma femme est vieille, infirme et seule. Je ne préten-21
drai pas qu'elle pleure mon absence, mais cela l'ennuie. Malade et irascible qu'elle est, il n'est pas bon pour el.e d'être contrariée, ni pour moi non plus. Par conséquent, avec mes remerciements sincères à Votre Excellence pour avoir aimablement accueilli un malheureux vieillard, je vous prie...
Excusez-moi, Excellence. Comme vous me le faites remarquer, je n'ai pas la permission de Votre Excellence de partir à ma guise. Je suis au service de Votre Excellence aussi longtemps que...
Je vous fais encore mes excuses. Je ne m'étais pas rendu compte que j'avais répété " Votre Excellence " plus de trente fois dans ce bref entretien, non que je l'aie dit sur un ton spécial, mais je ne peux pas revenir sur le scrupuleux compte rendu de vos scribes. A partir de maintenant, je vais t
‚cher de modérer mon respect et mon enthousiasme pour votre grandeur, Monseigneur l'…vêque, et de conserver une intonation irréprochable. Puisque vous me l'ordonnez, je continue.
Mais que dirai-je maintenant ? que ferai-je entendre à votre oreille ? Ma vie a été longue, comparée à ce qu'elle est ordinairement chez nous. Je ne suis pas mort en bas ‚ge, comme beaucoup d'autres enfants. Je n'ai pas fini au combat ou dans des sacrifices rituels, comme tant d'autres. Je n'ai pas succombé à un excès de boisson, ou aux attaques des bêtes sauvages, ou encore à la lente décomposition de ceux qui sont mangés par les dieux. Je n'ai pas péri en contractant l'une de ces maladies redoutées apportées dans vos navires et dont sont morts des milliers et des milliers d'entre nous.
J'ai même survécu aux dieux qui n'avaient jamais connu la mort, et qui auraient d˚ être toujours immortels. J'ai continué à vivre pendant de nombreuses années, à voir, faire, apprendre et me souvenir de beaucoup de choses. Mais personne ne peut tout savoir, même de sa propre époque, et l'histoire de ce pays a commencé des siècles avant moi. Je ne peux parler que de mon temps, c'est lui seul que je puis faire resurgir gr‚ce à votre encre noir-rouille...
22
" Ce fut un magnifique déploiement de lances, un magnifique déploiement de lances ! "
C'est par ces mots qu'un vieillard de notre île de Xal-tocan avait coutume de commencer ses récits de bataille. Ceux qui l'écoutaient étaient immédiatement captivés et restaient sous le charme, même s'il s'agissait d'un tout petit combat et une fois qu'il avait fini de décrire les événements et leur issue, ce n'était, en fait, peut-être qu'une histoire très banale, à peine digne d'être contée. Mais il avait l'art de jeter tout de suite sur son récit un éclairage fascinant ; ensuite, il s'en écartait, puis il y revenait. Contrairement à lui, je ne sais que commencer par le commencement et avancer dans le temps comme je l'ai vécu.
Tout ce que je dis et affirme est arrivé. Je ne raconte que ce qui s'est passé, sans rien rajouter et sans mentir. J'embrasse la terre,
Weitere Kostenlose Bücher