Gauvain
grande foule. On couvrit de nappes les tables déjà installées en grand nombre et, sitôt que le roi et la reine, s’étant lavé les mains, se furent assis à la place d’honneur, les chevaliers s’installèrent à leur tour. Ils y étaient bien cinq cents et même davantage. Ce jour-là, c’est Kaï, le sénéchal, et Yvain, fils du roi Uryen, qui assurèrent le service, assistés en cela par vingt chevaliers de leur choix, tandis que l’échanson Lucain se chargeait de remplir les coupes d’or du roi et de la reine. Étincelant au travers des vitraux, de gais rayons illuminaient la salle qui, jonchée de menthe sauvage, de fleurs et de joncs fraîchement cueillis, embaumait de toutes les senteurs d’été.
Alors que le premier plat avait été servi et qu’on attendait le second, voici que trois jeunes filles pénétrèrent dans la salle. La première montait une mule blanche comme neige et, fort belle de corps mais non de visage, arborait de magnifiques vêtements de soie, ainsi qu’une coiffe toute sertie de pierres précieuses éblouissantes qui lui enveloppait le crâne, chose aussi seyante que nécessaire, car la demoiselle était complètement chauve. Quant à son bras gauche, qu’elle portait suspendu à son cou par une étole dorée, elle l’appuyait sur un coussin où tintaient des clochettes d’or. Dans sa main, elle tenait une tête d’homme frappée d’un sceau d’argent et recouverte d’une couronne d’or. À la vue de son étrange équipage, le roi et tous ceux qui se trouvaient là ne manquèrent pas de s’ébahir.
Derrière elle, venait une autre jeune fille qui montait elle-même, mais à la manière d’un jeune homme, une mule qui portait, lié sur son dos, un coffre sur lequel se tenait un petit chien. Son cou s’ornait comme d’un sautoir d’un bouclier aux bandes d’argent et d’azur avec une croix vermeille, ornée en son centre d’une boucle d’or et de pierreries. La troisième, haut troussée comme un garçon, venait à pied, et elle brandissait un fouet dont elle excitait les montures de ses compagnes. Si celle qui la précédait était nettement plus belle que la première, elle-même la surpassait infiniment, tant elle était fine et gracieuse.
La jeune fille chauve s’avança vers le roi. « Seigneur, dit-elle, puisse le Sauveur du monde te prodiguer honneur et joie, ainsi qu’à ma dame la reine et à tous ceux qui se trouvent réunis ici. Ne me tiens pas pour impolie si je ne mets pas pied à terre, mais je ne puis ni ne dois le faire en présence de chevaliers avant que le Graal ne soit conquis. – Jeune fille, répondit Arthur, je ne saurais avoir de vœu plus cher que la conquête du Graal. Voilà longtemps que Merlin, mon sage conseiller, me l’a révélé, cette conquête se fera de mon vivant. Or le temps passe, et je guette en vain les signes qu’il m’a prédits. – Je le sais bien, dit la demoiselle chauve. Les temps approchent, mais le jour n’en est pas encore venu. Permets-moi cependant de formuler ma demande. – Je t’en prie, dis-moi ce que tu désires.
— Seigneur, commença-t-elle, le bouclier que porte cette jeune fille appartenait à Joseph, le bon serviteur qui descendit Jésus de la croix. Je t’en fais don, mais à une condition : que tu le conserves précieusement jusqu’à ce qu’un chevalier, qui sera revêtu des signes annoncés par Merlin, vienne le chercher. D’ici là, tu le feras suspendre au pilier qui se dresse au milieu de la salle, et tu ordonneras qu’on en prenne grand soin. Car personne d’autre que ce chevalier ne pourra le retirer de là et le pendre à son cou. Muni de ce bouclier, il pourra conquérir le Graal, et il en laissera, en échange, un autre qui sera vermeil et orné d’un cerf blanc. Quant au petit chien que porte cette jeune fille et qui demeurera également ici, il manifestera la plus grande joie lorsque surviendra le chevalier que tu attends.
— Demoiselle, répondit Arthur, je promets que l’on conservera soigneusement le bouclier et que l’on s’occupera fidèlement du chien. Je te rends grâces de les avoir apportés ici. – Seigneur, reprit la demoiselle chauve, je n’ai pas fini. Le meilleur roi qui soit ici-bas, le plus loyal et le plus juste, te salue et te recommande à Dieu. Il s’agit, seigneur, du Roi Pêcheur à qui il est arrivé un grand malheur, car il a été saisi d’une profonde langueur. – Je connais le Roi Pêcheur, dit Arthur. Il est venu
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