Gauvain
plusieurs fois à ma cour. C’est un grand malheur qui le frappe, et je prie Dieu de le guérir au plus tôt. – Dieu ne saurait le guérir, seigneur. Connais-tu la cause de cette langueur ? – Non, mais certes j’aimerais l’apprendre.
— Je vais te la dire. La faute en est à ceux qu’il accueille dans sa forteresse de Corbénic et auxquels apparaît le Graal. Aucun de ceux qui ont été témoins de cette merveille n’a posé la question qu’il fallait poser. Et c’est ainsi que tous les royaumes sont entrés en guerre. Plus jamais un chevalier n’en rencontre un autre sur son chemin sans l’attaquer aussitôt, et ce par pur désir de violence. Toi-même, roi Arthur, tu en as subi les funestes effets. Nombreux sont, parmi tes chevaliers, ceux qui se battent sans motif et qui négligent leurs devoirs envers toi comme envers le royaume dont tu as la charge. Toi-même, tu as connu la langueur quand tu te morfondais au sujet de ton neveu Gauvain qui passe son temps à batailler et à tuer ceux qu’il rencontre, en dépit des nobles buts qu’il s’était fixés. Prends garde, roi Arthur, que l’on ne te plaigne ou ne te méprise, car, en tant que souverain du royaume de Bretagne, tu es le miroir aussi bien de ce qui est bien que de ce qui est mal. Et, moi-même qui te parle, j’ai quelque grief contre ces chevaliers insouciants qui regardent sans voir et entendent sans écouter. »
Elle retira alors la coiffe magnifique qui recouvrait sa tête et montra au roi, à la reine et à tous les chevaliers présents son crâne absolument chauve. « Seigneur, dit-elle, j’avais autrefois une abondante chevelure ornée de riches rubans d’or. Mais chaque fois qu’un chevalier arrivait chez le Riche Roi Pêcheur et, par inadvertance ou méchanceté, ne posait pas la question tant espérée, une de mes mèches se détachait. Et voilà comment, maintenant, je n’ai plus rien, je suis devenue entièrement chauve. Et, je le sais, je ne recouvrerai ma chevelure que lorsqu’un chevalier, j’ignore qui il est, ira là-bas et posera enfin la question qu’il doit poser pour conquérir le Graal et terminer les aventures.
« Mais, seigneur, tu n’as pas encore mesuré l’étendue du malheur qui est résulté de tant d’inconscience. Il y a là, dehors, tiré par trois cerfs blancs, un char splendide. Envoie donc quelqu’un l’examiner : il verra que les cordes de l’attelage sont en soie, ses chevilles en or, et que d’ébène est le char lui-même. Il verra aussi que celui-ci est recouvert d’une étoffe de soie noire avec, sur toute sa longueur, une croix d’or ; que, sur cette étoffe, sont disposées cent cinquante têtes de rois, certaines frappées d’un sceau d’or, d’autres d’un sceau d’argent, d’autres enfin d’un sceau de plomb. Le Riche Roi Pêcheur veut que tu le saches, tous ces rois sont morts par la faute de ceux qui n’ont pas posé la question. Seigneur, la jeune fille qui porte le bouclier tient dans sa main la tête d’une reine, scellée de plomb et couronnée de cuivre. Sache donc que c’est par cette reine dont tu vois la tête que fut trahi le roi dont je porte le chef, ainsi que les trois groupes de chevaliers dont les têtes ornent le char. Seigneur, je t’en prie, envoie quelqu’un admirer la splendeur de ce char. »
Le roi chargea Kaï de ce soin. Alors le sénéchal sortit, qui revint très peu de temps après. « Roi, dit-il, je n’ai jamais vu de char plus magnifique que celui-ci. Il faut l’avouer, sa richesse est extraordinaire. Et il est bien tiré par trois cerfs blancs, les plus gras et les plus beaux qu’on ait jamais vus. Si tu m’en crois, tu choisirais celui de tête. C’est le plus gras, et nous pourrions en tirer de fameux rôtis ! – Kaï, dit le roi avec colère, tu tiens là de fort vilains propos. Ce que tu me proposes, je m’en garderais, fût-ce en échange d’un aussi beau royaume que le mien ! »
La demoiselle chauve reprit la parole : « Seigneur, qui a coutume de se mal conduire a bien de la peine à s’en empêcher ! Kaï peut dire tout ce qui lui plaît, je sais pertinemment que tu n’en tiendras aucun compte. Sans être un méchant homme, il profère des énormités dont il n’a pas conscience. Aussi ne lui conseillé-je pas de se rendre chez le Roi Pêcheur. Il y serait honni et universellement moqué. » Dans son coin, le sénéchal faisait grise mine. « Seigneur, reprit la demoiselle chauve, ordonne que
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