Gauvain
l’on suspende le bouclier à ce pilier et que l’on confie le petit chien aux appartements de la reine. Ensuite, nous nous en irons, car j’ai délivré mon message, et nous avons assez tardé. »
Sur l’ordre du roi, Yvain prit le bouclier que la jeune fille avait détaché de son cou et le suspendit au pilier central. « Seul le chevalier qui conquerra le Graal pourra détacher ce bouclier », dit la demoiselle. L’une des suivantes de la reine prit quant à elle le petit chien et l’emporta dans les appartements de Guenièvre. « C’est seulement lorsque viendra le chevalier que nous attendons tous que ce chien manifestera sa joie », dit encore la demoiselle chauve. Elle demanda alors la permission de se retirer, et le roi la lui accorda de grand cœur. Elle salua l’assistance et sortit, suivie de ses compagnes.
Arthur demeura immobile, plongé dans sa rêverie. On l’entendit murmurer : « Merlin ! Merlin ! Quel malheur pour moi que tu ne sois pas ici, aujourd’hui ! Tu m’avais prévenu qu’il se passerait des événements étranges et que j’aurais du mal à les comprendre. Je crois bien que les aventures commencent, et moi je n’en sais guère à leur propos. Si tu étais là, présent parmi nous, comme lorsque tu chantais en t’accompagnant de ta harpe, tu nous dirais ce que signifie tout ce que nous avons vu et entendu. Hélas ! je me sens bien seul en ce royaume dont j’ai la charge ! Où que tu sois, Merlin, si tu m’entends, fais en sorte que vienne le chevalier que nous attendons afin que le Graal soit conquis et que la paix règne enfin sur cette terre. »
Ainsi soliloquait Arthur, tandis que partaient les trois jeunes filles. Avant de repasser à table, le roi et la reine allèrent s’accouder un instant aux fenêtres, et les chevaliers les imitèrent, afin d’admirer une dernière fois les trois jeunes filles, ainsi que le char tiré par les trois cerfs. Beaucoup disaient que la jeune fille qui allait à pied derrière les autres était à la fois la plus belle et la plus malheureuse. La demoiselle chauve allait en tête, sur sa mule blanche, et elle ne remit sa coiffure qu’au moment de pénétrer dans la forêt, alors que les chevaliers qui étaient aux fenêtres ne pouvaient plus la distinguer. Quand ses compagnes, à leur tour, eurent disparu parmi les arbres, le roi et ses chevaliers regagnèrent leurs places respectives à table. Ils étaient tous empreints de tristesse et ne cherchaient pas à le dissimuler. Mais bon nombre d’entre eux, frappés de n’avoir jamais vu de jeune fille chauve auparavant, déclaraient que cette nouveauté-là présageait d’étranges événements.
Pendant que la tristesse et l’appréhension accablaient la cour d’Arthur, les trois jeunes filles et le char attelé de trois cerfs, sitôt entrés dans la forêt, avaient adopté une vive allure. Elles venaient de faire à peu près sept lieues quand leur apparut un chevalier, débouchant du chemin même qu’elles voulaient prendre. L’homme montait un beau destrier fringant, mais son haubert était rouillé, son bouclier percé en plus de sept endroits, et il tenait à la main son heaume disloqué. En revanche, sa lance, des plus massives, semblait très solide. Dès qu’il fut parvenu à sa hauteur, il salua très courtoisement la demoiselle chauve. « Jeune fille, dit-il, que Dieu te garde, toi et ton escorte. – Que Dieu te donne joie et bonheur, seigneur », répondit-elle.
Le chevalier s’arrêta et regarda longuement l’équipage, notamment les trois cerfs qui tiraient le char. « Jeune fille, d’où viens-tu ? demanda-t-il. – De chez le roi Arthur, qui tient sa cour à Kamaaloth. T’y rends-tu, seigneur chevalier ? – Non, répondit-il. J’y suis allé bien des fois, et je suis heureux que le roi Arthur ait convoqué tous ses vassaux pour tenir cour plénière. – Alors, où vas-tu de ce pas ? » demanda encore la demoiselle chauve.
Le chevalier hésita un instant. « Je ne sais, dit-il. Je parcours le pays. – Mais dans quel but ? – Je suis à la recherche de quelque chose. – Est-il indiscret de te demander de quoi il s’agit ? – Non pas, répondit le chevalier, je ne vois pas pourquoi je le cacherais. Je suis à la recherche d’une Lance qui saigne. – L’as-tu déjà vue ? – Certes non, jeune fille, car si je l’avais vue, je ne la chercherais plus. – Seigneur, dit la demoiselle chauve, dis-moi ton nom et arrête-toi un
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