Gauvain
cette forteresse, non loin de nous, et il doit bien rire des inquiétudes qu’il nous a causées ! » Le discours de Kaï jeta un froid dans l’assistance. « Comment ? répliqua Arthur. Je n’ai jamais entendu semblables sornettes ! Kaï, modère tes paroles, je te prie ! Il ne se peut que Gauvain, s’il était ici, se soit abstenu de me venir voir, sachant que je loge dans ces murs ! – Et pourtant, cela est, insista Kaï. Je l’ai vu de mes propres yeux, comme l’ont vu Yder et Girflet ! – Est-ce vrai ? demanda le roi. – Oui, répondirent-ils, nous l’avons, tout comme Kaï, vu dans la chambre de la dame. »
Le roi se tourna vers son hôtesse. Celle-ci sentait le sol se dérober sous elle. Les chevaliers la voyaient pâlir et trembler. Pourtant, elle demeurait fort belle, en sa robe blanche qui moulait son corps gracieux. « Dame, dit Arthur, ne prends pas en mauvaise part tout cela, je t’en prie, mais réponds-nous avec franchise : mon neveu Gauvain est-il vraiment chez toi ? » La dame hésita un instant, puis elle dit : « Roi Arthur, par le Dieu qui fit le ciel et la terre, je peux te jurer que ton neveu Gauvain n’est pas ici, je le déplore assez amèrement d’ailleurs. Ce que tes chevaliers ont vu, près de mon lit, dans ma chambre, est une statue qui reproduit fidèlement ses traits, conformément à mes désirs. J’avoue, et je n’hésite pas à le proclamer, que j’aime Gauvain. Je l’aime d’un amour intense, et ce sans l’avoir jamais rencontré. La statue reproduit son visage et sa stature si exactement que ceux qui l’ont vue l’ont prise pour lui. Si, par bonheur, il venait à loger chez moi, je pourrais de la sorte immédiatement le reconnaître et lui avouer mon amour, dans l’espoir qu’il me paie de retour. »
Le roi Arthur et les chevaliers furent très émus de cette déclaration. « Dame, dit doucement le roi, je t’en prie, montre-nous cette statue. Non que je ne te croie, mais je serais curieux de voir cette merveille. » Alors, sans hésiter, la dame ordonna d’ouvrir la porte de sa chambre, et elle les y introduisit elle-même ; et quand ils furent tous entrés, Yvain dit : « Kaï, tu as été trompé par la ressemblance. À l’évidence, ce n’est pas Gauvain, mais une statue magnifique et telle qu’on n’en voit guère. » Tous examinèrent celle-ci sous tous les angles, de tous les côtés, et s’extasièrent devant son extraordinaire perfection. Puis ils revinrent vers la grande salle, et les serviteurs eurent vite fait de préparer les lits. Le roi et ses compagnons, ainsi que Hunbaut, allèrent se coucher, et ils s’endormirent paisiblement, tout heureux d’avoir enfin eu des nouvelles de Gauvain et fort satisfaits de l’heureuse conclusion de l’affaire.
Le lendemain, au point du jour, le roi se leva et se prépara. « Dame, dit-il à sa belle hôtesse, nous ne pouvons rester davantage. À présent que nous avons obtenu des nouvelles de Gauvain, nous devons revenir à Carduel. Mais, je t’en prie, ne t’offusque pas, j’aimerais connaître ton nom. – Roi Arthur, je te le dirai volontiers : je suis la Dame de l’Étroite Forêt. Et quand tu reverras ton neveu Gauvain, tu lui diras que je l’attends. » Arthur le lui promit. Sur ce, il prit congé et, avec tous ses compagnons, il reprit le chemin de Carduel {27} .
10
La Demoiselle chauve
Depuis son retour à Carduel où, en compagnie de la reine et d’un petit nombre de chevaliers, il séjournait, le roi Arthur se montrait joyeux et actif, car il n’avait plus d’inquiétude quant au sort de son neveu Gauvain. De là, il envoya par tout le pays des messagers annoncer à ses barons qu’il tiendrait sa cour à Kamaaloth, dans le sud du royaume, lors de la Saint-Jean. S’il avait choisi cette fête de préférence à la Pentecôte, c’est que cette dernière était déjà trop proche pour que certains de ses fidèles compagnons eussent le temps de se présenter. La nouvelle se répandit de tous côtés, et les chevaliers de la Table Ronde, qui erraient dispersés par landes et forêts, l’apprirent bientôt et, tout heureux, convergèrent sans plus attendre vers Kamaaloth. De sorte qu’au jour fixé, si Lancelot du Lac et Gauvain manquaient, tous les autres avaient répondu à l’appel.
Le soleil égayait cette belle journée. Vaste et spacieuse, la salle dans laquelle se tenait l’assemblée avait toutes les qualités requises pour abriter une
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