Gauvain
moi ? » L’autre lui répondit : « Seigneur, cette tour d’où tu viens est parfaitement tranquille. Il ne s’y trouve actuellement personne qui puisse te causer quelque ennui, car tous les chevaliers du lieu sont allés chasser dans le bois. Or, dans cette tour se trouve une jeune fille que j’aime depuis plus de trois ans. Je te prie de retourner d’où tu viens et d’obliger la jeune fille à te suivre. Tu me la donneras toi-même.
— Certes, dit Gauvain, je suis ton obligé et je ne me déroberai pas. La chose est en mon pouvoir, et je te donnerai immédiatement satisfaction. » Il fit alors tourner son cheval et revint dans la grande salle. La jeune fille se répandit en imprécations contre lui et le maudit de son mieux. Sans s’occuper de ce qu’elle disait, Gauvain alla vers elle, la saisit par le bras et l’entraîna au-dehors, quoique, pleurant à chaudes larmes, elle continuât de l’abreuver des pires malédictions. « Ah ! s’écria-t-elle enfin, si Gauvain avait été vivant, jamais tel outrage ne m’eût été infligé ! » Mais Gauvain, insensible à ses paroles, l’emmena vers le chevalier qui tenait l’épervier. Elle se remit à gémir, proclamant que, du temps de Gauvain, semblable affront n’eût été possible : non, certes, jamais le neveu d’Arthur n’eût toléré qu’une jeune fille fût, au mépris de toutes les convenances et de tous les usages, livrée à un inconnu. Et elle criait et hurlait de plus en plus, tant et si bien que ses plaintes se répandirent dans la campagne environnante.
« Ah ! malheureuse que je suis ! répétait-elle. Quel dommage que mon frère, le vaillant Codrogwynn, ne soit pas à cette heure informé de ce qui se passe ici ! Cet outrage, l’insolence du forfait dont je suis victime, rien de tout cela n’aurait été concevable si Gauvain était encore en vie ! » Cependant, le chevalier qui tenait l’épervier lui dit : « Belle douce amie, tu te méprends. Ne me reconnais-tu pas ? Je suis Raguidel de l’Angarde, ton ami depuis toujours, celui qui t’aime et dont le dévouement à ton égard est sans limites ! Tu m’as toujours assuré que tu n’aimais personne que moi, tu m’en as même fait le serment. Si l’on peut se fier à ta foi jurée, le moment est venu de m’en donner la preuve. »
Quand elle entendit ces paroles, la jeune fille changea complètement d’attitude et manifesta une joie exubérante. « Seigneur chevalier, dit-elle à Gauvain, toi à qui j’ai refusé le don de ma nourriture et de ma boisson, je te remercie de ce que tu as fait. Je suis ton obligée, toi qui m’as trouvée en plein désarroi et viens de me rendre ma joie de vivre. Tu m’as donnée à cet homme, et j’y consens bien volontiers. Mais comment pourrais-tu jamais me pardonner mon attitude et mes outrages ? – Sois sans crainte, répondit Gauvain, je te pardonne de grand cœur. Mais, en te dérobant nourriture et boisson, j’ai moi-même usé de violence. Je dois, moi aussi, solliciter ton pardon. – Je te l’accorde bien volontiers », dit la jeune fille au comble de la joie.
Cependant, l’un de ses frères, celui qui avait nom Codrogwynn, et qui se trouvait dans le bois, avait entendu les cris et les lamentations qu’elle avait prodigués. Comprenant que sa sœur devait faire face à de terribles embarras, il n’avait pas hésité à tourner bride et à se précipiter vers la forteresse. Dans la cour, il rencontra un serviteur et lui demanda les raisons du tapage qu’il avait entendu. Sur-le-champ, l’autre l’informa de ce qui s’était passé. « Par Dieu tout-puissant ! s’écria Codrogwynn, cela veut dire que je ne suis plus le maître chez moi ! » Il s’en alla vers les écuries et commanda qu’on lui sellât le meilleur cheval qui s’y trouvait. Un écuyer s’empressa d’obéir à ses ordres et lui amena Gringalet tout harnaché. Codrogwynn n’était autre en effet que le chevalier à l’épervier, l’homme qui avait abandonné Gauvain et sa propre amie en plein bois, par pure jalousie, et emmené leurs chevaux. Il sauta sur le fougueux destrier et se précipita, bien résolu à se débarrasser des intrus, vers l’endroit où se tenaient Gauvain, Raguidel de l’Angarde et les deux jeunes filles.
Le Chevalier sans Nom l’entendit approcher au galop. Il se retourna et d’emblée reconnut son cher Gringalet. Alors, sa colère fut si vive qu’il se mit immédiatement en garde et,
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