Gauvain
enceinte. Elle sera morte avant, sans rémission. Elle se tient devant la tour, là-bas, et te prie d’être assez généreuse et bonne pour lui prêter assistance. » La jeune fille regarda Gauvain d’un air indifférent puis répondit d’une voix sèche : « Seigneur, plutôt être maudite que de te faire don de quoi que ce soit ! Quelle audace, quelle outrecuidance d’imaginer que je puisse te donner satisfaction ! Tu es trop chétif personnage pour t’en permettre seulement l’idée ! Ils te chercheraient méchante querelle, mes frères, ils sont sept, s’ils étaient présents. Heureusement pour toi, ils sont partis chasser dans la forêt. Profite donc de leur absence, et prends le large avant de subir le châtiment que ton attitude mérite ! »
Passablement interloqué par cet accueil, Gauvain répliqua : « Jeune fille, ma gratitude te fera largesse en échange d’un seul gâteau et d’un pâté. – Sur ma tête, répondit-elle, je ne gaspillerai pas mon bien de la sorte ! » C’est alors qu’un nain que Gauvain n’avait pas encore vu se manifesta. « Jamais tu n’obtiendras si peu que ce soit, dit-il. Je la connais bien, elle ne cédera ni aux bonnes manières ni aux prières. En revanche, si tu uses de sans-gêne et d’insolence, elle se pliera à tous tes désirs. La nourriture est à ta portée. Pourquoi ne pas te servir toi-même ? » Gauvain ne se le fit pas dire deux fois. Il s’approcha de la table, prit d’une main un pâté et un pain, de l’autre l’un des morceaux de viande dont débordait l’écuelle. Alors le nain le ramena par la bride auprès de la jeune fille à l’épervier. « Voici ce que tu désirais, dit-il, mais hâte-toi de manger, car nous devons faire vite. – Je te remercie, seigneur, répondit-elle. Cette nourriture me sauve la vie, n’en doute pas. Mais, maintenant, il me faut à boire, car je suis, depuis ce matin, en proie à une telle soif que je pense mourir. Faute de boire, je ne pourrais jamais me remettre en route avec toi. »
Le Chevalier sans Nom repartit alors sans se faire autrement prier et retourna dans la salle. Il se dirigea vers la table afin d’y saisir la coupe. Mais quand il étendit la main, la jeune fille assise le devança, en disant d’un ton plein de morgue : « Si mes frères qui sont à chasser dans les bois avaient été là, tu n’aurais pas obtenu cette nourriture et ce vin aussi aisément. Mais ils sont absents, et tu m’as surprise seule et sans défense. Le bel exploit que d’humilier une jeune fille qui ne t’a jamais fait aucun mal ? » De son côté, le nain s’écria avec colère : « Seigneur, tu n’obtiendras jamais rien d’elle que par l’insolence ! » Gauvain s’empara de la coupe et, sans plus se soucier de la jeune fille, alla l’apporter à sa compagne qui attendait devant la tour. Elle en but avidement le contenu. Alors Gauvain, par politesse, se crut obligé de rapporter la coupe. Mais la jeune fille assise à la table s’écria : « Seigneur, tu es bien peu sensé et bien peu courtois d’avoir, contre mon gré, dérobé une part de mon repas ! S’il était encore en vie, celui dont l’excellence excitait l’envie générale, rien ne se serait ainsi passé ! Ah, Mort ! tu es si traîtresse et si ruineuse que jamais tu n’épargneras un homme de bien ! Il n’est aucune femme dans toute la Bretagne qui ne pleure celui que tu as emporté. Ah ! Si Gauvain avait été en vie, personne ne m’aurait ôté la coupe des mains, ni enlevé ma nourriture sous mes yeux ! Je n’aurais même pas eu à m’en soucier. Hélas, désormais, plus personne n’est là pour veiller sur nos droits et les faire respecter ! »
Gauvain, qui commençait à être blasé de ce genre de discours sur sa propre disparition, rendit sans plus tarder la coupe au nain et revint vers la jeune fille à l’épervier qui en avait fini avec la nourriture et la boisson. « En route ! dit-il, nous avons assez perdu de temps comme cela ! » Mais à peine étaient-ils parvenus au-delà du pont qu’ils rencontrèrent le chevalier qui leur avait fait don, à la croix, du destrier ainsi que du palefroi avec sa selle et son harnais, dont ils avaient alors un pressant besoin. Il tenait à la main l’épervier qu’il avait reçu en gage. Il salua Gauvain et lui demanda, en homme qu’oblige la nécessité, de s’acquitter immédiatement de sa dette. « Fort bien, dit Gauvain, que veux-tu de
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