Gauvain
me vanter, dit Gauvain, d’avoir vécu maintes aventures, mais jamais encore je n’ai vu de chevalier se comporter d’une manière aussi déraisonnable ! Je ne saurais m’empêcher d’aller lui demander raison de son étrange comportement ! »
Les deux compagnons piquèrent vers lui à travers la lande. Gauvain salua aimablement l’inconnu et lui demanda pourquoi il manifestait tour à tour une telle allégresse et un tel désespoir. « Seigneur, répondit l’autre, sache que se trouve, au-delà de ce bois, à plus de cinq lieues d’ici, un gué où je dois parvenir d’urgence. Je peux seulement t’affirmer ceci : si je ne m’y trouve pas avant midi, j’aurai tout perdu, et il vaudrait mieux pour moi avoir deux lances au travers du corps. – Seigneur, répondit Gauvain, si cela ne te déplaît pas, nous t’accompagnerons un bout de chemin et, pendant ce temps, tu pourras nous conter ton sort. – Volontiers. »
Alors, tandis qu’ils cheminaient, leur nouveau compagnon déclara qu’il se nommait Cadret et leur raconta son histoire. Environ un an plus tôt, alors qu’il était jeune chevalier au service d’un grand seigneur, il avait été hébergé dans une forteresse. « Le maître des lieux traita mon seigneur avec les plus grandes marques d’honneur et lui fit fête, à lui et sa suite. Quand vint le moment de passer à table, on me fit prendre place, au titre d’intime de mon seigneur, auprès de la fille de notre hôte. Or, elle était si belle, si douce et si gentille que je m’en épris sur-le-champ. Elle fut loin d’être insensible à mon amour, et, quand nous pûmes nous entretenir à l’écart des autres, nous nous engageâmes l’un à l’autre, nous jurant mutuellement que notre amour se maintiendrait, quelles que fussent les circonstances.
« Depuis lors, je la voyais régulièrement, mais en secret, et nos rencontres nous comblaient de joie et de bonheur. Mais, un jour, il nous arriva malheur, car nous fûmes surpris par la mère de mon amie. La dame en éprouva une grande irritation, sans doute parce qu’elle me jugeait de trop basse extraction pour sa fille. Quoi qu’il en soit, elle soumit celle-ci à une telle surveillance qu’il nous fut désormais impossible de nous rencontrer. Et voici qu’elle vient d’être requise en mariage par un riche prétendant. Son père, apparemment très flatté, la lui a promise, et mon amie, affligée et désespérée, n’a pu refuser d’obéir. Elle m’a fait savoir, par un messager fidèle et discret, que son prétendant devait venir aujourd’hui la chercher. J’ai donc décidé d’aller à la rencontre de celui qui veut me ravir mon amie et de le provoquer au combat. C’est pourquoi je me réjouis : je vais la revoir, je vais lui prouver que mon amour pour elle est toujours aussi ardent. Mais, hélas ! mon adversaire a su notre aventure, et il est empli de méfiance. Par le même messager, je sais qu’il sera entouré de vingt compagnons, hardis et audacieux. Je suis courageux, et j’espérais bien vaincre mon rival en combat singulier, mais j’ai bien peur qu’il ne m’arrive malheur en face de tant d’hommes résolus. Et voilà pourquoi je me désespère. Cependant, sachez-le, je n’abandonnerai pas pour autant mon entreprise. Peu m’importe d’être tué ou fait prisonnier, du moins aurai-je accompli tout ce que je dois pour délivrer mon amie !
— Espinogre, dit alors Gauvain, que t’en semble ? Il serait bien vil et mesquin, celui qui, voyant un chevalier en pareille détresse d’amour, ne volerait pas à son secours ! – Certes, répondit Espinogre, il serait le dernier des lâches. Si tu décides d’appuyer sa cause, je t’accompagne. Tu peux compter sur moi. » Aussitôt, tous deux promirent à Cadret de l’assister du mieux qu’ils pourraient, pour le meilleur et pour le pire. « Seigneurs, répondit Cadret, je vous remercie de votre générosité, mais je ne vous cache pas que mon entreprise est pure folie. Je ne saurais vous y entraîner, je ne veux pas qu’il vous arrive malheur. Ce serait grand dommage que l’un de vous, par la folle témérité de ce que j’ai projeté, perde en telle occurrence ou la vie ou la liberté. »
À ces mots, Gauvain se sentit envahi d’une grande pitié. « Cadret, dit-il, peu nous importe l’issue, nous t’assisterons. Nous périrons, serons captifs ou bien nous te rendrons ton amie. – Seigneurs ! s’exclama Cadret, comment Dieu ne
Weitere Kostenlose Bücher