Gauvain
mettre à couvert et sauver sa vie. « Jamais, se disait cependant Gauvain, je n’ai vu de chevalier dont, n’était son penchant à l’arrogance et à l’orgueil, j’aie eu plus grande envie de devenir l’ami. »
Sans plus attendre, en homme avisé, il alla prendre le plus beau des chevaux qu’avaient laissés leurs adversaires, et il le ramena par la bride. « Seigneur, dit l’autre, qui s’était déjà remis en route, par Dieu tout-puissant, que feras-tu de ce roncin ? Il va nous retarder. Je renonce à ta compagnie si tu le fais avancer d’un pas ! » Gauvain abandonna le frein du roncin, et le chevalier, reprenant place à ses côtés, se remit à lui demander le nom du héros le plus réputé à la cour du roi Arthur. Et Gauvain, qui n’avait ni orgueil ni présomption ni outrecuidance, lui répondit que Sagremor et Girflet s’étaient illustrés par bien des exploits.
« Je suis complètement fou de continuer avec toi ! s’écria le chevalier au léopard. Que Dieu m’aide ! Je n’irai pas plus avant. C’est en vain que je t’ai accompagné depuis deux lieues et demie ! » Gauvain rétorqua sans hésiter : « Le brave qui trouve ce qu’il cherche, celui qui gagne valeur et gloire sur sa route, celui-là seul ne se trompe pas ! Mais je ne vois pas d’inconvénient à nous séparer. Puisque tu le juges bon, nous allons le faire. Mais, auparavant, j’aimerais savoir ton nom. – Tu es bien mal avisé, répliqua le chevalier. Dès notre rencontre, je t’avais averti. Je te le répète, sans forfanterie : si tu me demandes encore une fois qui je suis, tu ne t’attireras que honte et malheur. Chevaucher avec toi m’est parfaitement désagréable. Tu n’as ni valeur ni conversation. »
Sur ce, il s’éloigna à travers la lande, sans se presser, mais dans une direction qui n’était pas celle qu’ils avaient prévue. Gauvain se détourna aussi et le suivit à deux portées d’arc, bien décidé à talonner l’impudent aussi longtemps qu’il lui refuserait son nom et ne lui expliquerait pas le motif de son comportement. Dût cela retarder de plusieurs jours son arrivée à Carduel, il n’en démordrait pas.
Il arriva ainsi à proximité d’un beau pavillon déployé dans une clairière, et auprès duquel se trouvaient six jeunes filles dignes d’attention, car elles étaient fort belles. Elles étaient les suivantes d’une dame qui faisait souvent tendre ce pavillon dans la forêt et y séjournait volontiers, à l’écart de la ville et de la cour. Chaque jour, elle faisait chasser à courre ou à l’arc, et elle envoyait chercher dans ses châteaux les vivres et les boissons dont elle avait besoin, ainsi que les beaux vêtements qu’elle désirait porter.
La dame qui menait une existence si agréable avait nom Ydoine. Quand elle séjournait dans la forêt, aucun chevalier ne pouvait passer par là sans y venir acquitter un gage obligatoire, celui de s’adresser à l’une des suivantes et de s’entretenir avec elle. Et s’il ne le voulait ou n’avait pas le temps de s’arrêter, il devait du moins donner un baiser à leur dame avant de poursuivre sa route. Mais, avant l’arrivée de Gauvain, le chevalier au léopard, n’ayant que faire de badiner et ne se souciant pas de mettre pied à terre, avait dépassé la dame et ses suivantes sans même paraître les remarquer. Or elles n’avaient pas manqué de le voir. Aussi leur dame, fort contrariée, lui réclama-t-elle son dû en lui reprochant vivement sa discourtoisie. « Comment ? se récria le chevalier. Par Dieu tout-puissant, tu oses me demander un baiser ! Je ne saurais l’accorder qu’à une femme qui ne soit ni une coureuse ni une putain ! » Et il piqua des deux sans attendre de réponse ni prêter la moindre attention aux cris de colère que poussait la dame.
Injuriée dans sa dignité de femme et au comble de la fureur, celle-ci pleurait toutes les larmes de son corps quand survint Gauvain. En entendant ce concert de cris et de lamentations, il aborda la tente et demanda ce qui se passait. « C’est l’arrogance d’un chevalier qui cause notre chagrin, dit l’une des jeunes filles. Il vient de nous quitter. Il monte un fort beau destrier et porte un bouclier rouge orné d’un léopard. Il a osé bafouer la coutume. – Quelle coutume ? » demanda Gauvain. Alors, la dame prit la parole : « J’ai seulement réclamé mon dû, dit-elle, car mon droit stipule que je reçoive un
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