George Sand et ses amis
à l'heure qu'il est, et moi, je ne le retiendrai pas, parce que je suis offensée jusqu'au fond de l'âme de ce qu'il m'écrit, et que, je le sens bien, il n'a plus la foi, par conséquent il n'a plus l'amour.» Elle ira à Paris, en apparence pour consoler Pagello-car elle ne veut ni se justifier ni le retenir-mais, à dire vrai, avec l'espoir et le désir de rencontrer Musset, à son retour de Baden. Le Vénitien l'obsède ; elle en est excédée, et elle philosophe sur cet amour expirant, qui va rejoindre les affections défuntes : «Est-ce que l'amour élevé et croyant est possible ? Est-ce qu'il ne faut pas que je meure sans l'avoir rencontré ? Toujours saisir des fantômes et poursuivre des ombres ! Je m'en lasse. Et pourtant je l'aimais sincèrement et sérieusement, cet homme généreux, aussi romanesque que moi, et que je croyais plus fort que moi. Je l'aimais comme un père, et tu étais alors notre enfant à tous deux. Le voilà qui redevient un être faible, soupçonneux, injuste, faisant des querelles d'Allemand et vous laissant tomber sur la tête ces pierres qui brisent tout.»
Elle espérait, certes, que Pagello serait raisonnable. N'avait-il pas accepté qu'elle revît Alfred de Musset et qu'elle l'embrassât en sa présence ? «Les trois baisers que je t'ai donnés, un sur le front et un sur chaque joue, en te quittant, il les a vus, et il n'en a pas été troublé, et moi je lui savais tant de gré de me comprendre !» Elle hésite, elle flotte, elle ne sait où se prendre, partagée entre celui qui va partir et celui qui ne revient pas. Mais elle est «outrée» que Pagello ne la croie pas sur parole, et elle ne saurait descendre à se disculper. «Qu'il parte, je te redemanderai alors ma lettre, et je la lui enverrai pour le punir... Mais non, pauvre Pierre, il souffre, et je tâcherai de le consoler, et tu m'y aideras, car je sens que je meurs de tous ces orages, je suis tous les jours plus malade, plus dégoûtée de la vie, et il faut que nous nous séparions tous trois sans fiel et sans outrage. Je veux te revoir encore une fois et lui aussi ; je te l'ai promis, d'ailleurs, et je te renouvelle ma promesse ; mais ne m'aime plus, entends-tu bien ? Je ne vaux plus rien. Le doute de tout m'envahit tout à fait. Aime-moi, si tu veux, dans le passé, et non telle que je suis à présent.»
Elle l'avertit que, s'ils se revoient à Paris, du moins aucun rapprochement d'amour n'est possible entre eux, et qu'elle ne saurait entreprendre de guérir cette passion qu'il croit et dit inguérissable. «Adieu donc le beau poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui s'était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse.» Elle lui rappelle la nuit mémorable, la nuit d'enthousiasme où, malgré eux, il joignit leurs mains et les bénit solennellement.
«Tout cela était donc un roman ? Oui, rien qu'un rêve, et moi seule, imbécile, enfant que je suis, j'y marchais de confiance et de bonne foi ! Et tu veux qu'après le réveil, quand je vois que l'un me désire, et que l'autre m'abandonne en m'outrageant, je croie encore à l'amour sublime ! Non, hélas ! il n'y a rien de tel en ce monde, et ceux qui se moquent de tout ont raison. Adieu, mon pauvre enfant. Ah ! sans mes enfants à moi, comme je me jetterais dans la rivière avec plaisir !»
Ainsi tous les trois, George Sand, Alfred de Musset, Pagello, arrivent à la même conclusion du suicide, de la noyade. Et aucun d'eux ne se jette dans la rivière...
Les tristesses de Pagello laissent, il va sans dire, Musset fort insensible. Il est trop pénétré de sa propre douleur pour s'apitoyer sur celle de son rival, et même il savoure la joie d'une équitable revanche. «S'il souffre, lui, eh bien ! qu'il souffre, ce Vénitien, qui m'a appris à souffrir. Je lui rends sa leçon ; il me l'avait donnée en maître. Qu'il souffre, il te possède... Par le ciel, en fermant cette lettre, il me semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui se resserre et s'ossifie.»
Pareilles pensées de désespoir hantaient l'imagination de George Sand. Le 31 août, de Nohant elle écrit à Jules Boucoiran : «C'est un adieu que je venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon enfance ; car vous avez dû le comprendre et le deviner : la vie m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en
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