George Sand et ses amis
a laissé à Paris, sans s'émouvoir, sans éprouver ni remords ni scrupules, le triste Pagello, qui ne paraît pas avoir supporté cette séparation avec son habituelle philosophie. Comme c'était la saison des vacances et que d'ailleurs George Sand se souciait peu de l'exhiber dans les milieux littéraires, il n'entra en relations qu'avec Gustave Planche et Buloz qui, par une politesse sans doute ironique, lui offrit de collaborer à la Revue des Deux Mondes.
Il fit plusieurs visites à Alfred de Musset, dont l'accueil fut «des plus courtois, mais dépourvu de toute expansion cordiale ; il était, au reste-d'après Pagello-d'un naturel peu expansif.» Il ne trouva de véritable intimité qu'auprès d'Alfred Tattet, bon vivant, amant de Déjazet avec qui il avait fait le voyage d'Italie ; mais surtout compagnon de plaisir de Musset et grand amateur de vin de Chypre dont il se faisait envoyer chaque année un tonnelet. Voici la lettre découragée que Pagello lui adresse, le 6 septembre :
«Mon cher Alfred, votre pauvre ami est à Paris. Je suis allé chez vous demander de vos nouvelles ; on m'a dit que vous étiez à la campagne. Si j'avais eu le temps, je serais allé vous donner un baiser, mais comme je suis ici pour peu, je vous l'envoie par cette feuille. Je ne sais combien de jours encore je resterai à Paris. Vous savez que je suis obligé d'obéir à ma petite bourse, et celle-ci me commande déjà le départ. Adieu. Si je puis vous voir à Paris, je serai heureux ; si je ne puis, envoyez-moi un baiser, vous aussi, sur un petit bout de papier. Hôtel d'Orléans, n° 17, rue des Petits-Augustins. Adieu, mon bon, mon sincère ami, adieu, votre très affectionné ami,
Pietro PAGELLO.»
Le Vénitien déraciné prenait ses repas dans une pension tenue par un compatriote, Burnharda, hôtelier à Paris depuis trente-trois ans ; mais souvent aussi, obligé d'être économe, il allait au Jardin des Plantes manger un pain et quelques fruits, au sortir de la clinique de Velpeau. George Sand, avant de partir pour Nohant, s'était bornée à lui donner quelques recommandations dans le monde médical.
Or le malheureux, isolé, sans ressources, sans relations, parlant à peine notre langue, menait une vie de délaissement et de misère, inconsolable d'un injurieux abandon qui succédait à la passion la plus enflammée. «Il me semble, écrivait-il à son père le 18 août, être un oiseau étranger jeté dans une tempête.» Et plus loin : «Si quelqu'un a toutes raisons de se jeter à la Seine, c'est moi !»
George Sand, sur le point de quitter Paris, avait dû affronter une explication orageuse avec Pagello. Nous en trouvons l'écho dans la lettre qu'elle adresse de Nohant à Alfred de Musset, au commencement de septembre. Elle rêve,pour eux trois, un amour de l'âme où les sens ne seraient rien. Mais ni le poète ni le médecin ne veulent s'en accommoder. «Eh bien ! s'écrie-t-elle, voilà que tu t'égares, et lui aussi. Oui, lui-même, qui dans son parler italien est plein d'images et de protestations qui paraîtraient exagérées si on les traduisait mot à mot, lui qui, selon l'usage de là-bas, embrasse ses amis presque sur la bouche, et cela sans y entendre malice, le brave et pur garçon qu'il est, lui qui tutoie la belle Cressini sans jamais avoir songé à être son amant ; enfin, lui qui faisait à Giulia (je t'ai dit qu'elle était sa soeur de la main gauche) des vers et des romances tout remplis d'amore et de felicità, le voilà, ce pauvre Pierre, qui, après m'avoir dit tant de fois : il nostro amore per Alfredo, lit je ne sais quel mot, quelle ligne de ma réponse à toi le jour du départ, et s'imagine je ne sais quoi.» Pagello est jaloux. A-t-il décacheté une lettre de George Sand ? A-t-il lu, par dessus l'épaule d'Alfred de Musset, une phrase ainsi conçue : «Il faut que je sois à toi, c'est ma destinée ?» Elle nie l'avoir écrite.
En réalité, il n'admet pas qu'on lui ait fait faire trois cents lieues pour l'abandonner et lui laisser l'unique distraction de promenades au Jardin des Plantes, ou lui infliger la lugubre solitude d'une misérable chambre d'hôtel.
Nous nous expliquons, mais George Sand semble ne pas s'expliquer la révolte de Pagello : «Lui qui comprenait tout à Venise, du moment qu'il a mis le pied en France, il n'a plus rien compris, et le voilà désespéré. Tout de moi le blesse et l'irrite. Et faut-il le dire ? il part, il est peut-être parti
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