George Sand et ses amis
son esprit de domination se réveillent. Il faudra qu'il donne à la République des gages certains de son dévouement s'il veut qu'elle lui donne sa confiance.» Elle n'admet aucune transaction, aucun accommodement ; on doit balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois. C'est avec encore plus d'allégresse qu'elle mande, le 9 mars, à Charles Poncy, l'ouvrier-poète de Toulon : «Vive la République ! Quel rêve, quel enthousiasme, et, en même temps, quelle tenue, quel ordre à Paris ! J'ai vu s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux, le peuple français, réuni au coeur de la France, au coeur du monde ; le plus admirable peuple de l'univers ! J'ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux... J'ai le coeur plein et la tête en feu. Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliés. Je vis, je suis forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans.» Cet hosannah, nous le retrouvons dans tous les écrits de George Sand, en ces deux mois de mars et d'avril, notamment dans les Lettres de Blaise Bonnin, qui figurent au volume intitulé Souvenirs de 1848 et qui sont d'excellente propagande démocratique à l'usage des paysans. De même, sous le titre générique : Questions politiques et sociales, voici les Lettres au peuple, celle par exemple du 7 mars, où George Sand déploie une éloquence qu'elle n'a jamais surpassée :
«Venez, tous, morts illustres, maîtres et martyrs vénérés, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre ; viens le premier, ô Christ, roi des victimes, et, à ta suite, le long et sanglant cortège de ceux qui ont vécu d'un souffle de ton esprit, et qui ont péri dans les supplices pour avoir aimé ton peuple ! Venez, venez en foule, et que votre esprit soit parmi nous !» Puis, le 19 mars, s'adressant encore au peuple dans un élan mystique, elle s'écrie : «La République est un baptême, et, pour le recevoir dignement, il faut être en état de grâce. L'état de grâce, c'est un état de l'âme où, à force de haïr le mal, on n'y croit pas.»
Ces envolées dans l'empyrée ne lui font point négliger les réalités de la politique courante et des intérêts électoraux. Elle recommande à Maurice, qui est maire de Nohant, de travailler à prêcher, à républicaniser les bons paroissiens, et elle n'oublie pas l'irrésistible argument : «Nous ne manquons pas de vin cette année, tu peux faire rafraîchir ta garde nationale armée, modérément, dans la cuisine, et, là, pendant une heure, tu peux causer avec eux et les éclairer beaucoup.» Elle lui adresse, pour être lues aux populations, les circulaires officielles qu'elle-même a rédigées comme secrétaire bénévole de Ledru-Rollin, et elle hasarde un calembour-ce qui est assez rare sous sa plume-à propos du maire qui recevra les instructions de sa mère. De vrai, elle est occupée, absorbée comme un homme d'Etat. Le romancier a cédé la place au publiciste politique, qui alimente de sa prose le Bulletin de la République. Elle en est fière, mais cette collaboration «ne doit pas être criée sur les toits.» Elle ne signe pas.
George Sand serait-elle antisémite ? En 1861, dans son roman de Valvèdre, elle créera l'étrange figure de l'Israélite Moserwald, et l'un des personnages formulera cette déclaration de principes : «Le juif a instinctivement besoin de manger un morceau de notre coeur, lui qui a tant de motifs pour nous haïr, et qui n'a pas acquis avec le baptême la sublime notion du pardon.» Déjà, le 24 mars 1848, elle écrivait à son fils : «Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la République. Il est gardé à vue par le Gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve avec son argent et qui lui mettrait de la mobile à ses trousses. Encore motus là-dessus.» Elle professe, en effet, la répugnance des républicains si probes et si désintéressés d'alors, à l'endroit des hommes d'affaires, des spéculateurs et des agioteurs. Dans une admirable lettre à Lamartine, au commencement d'avril, elle le plaint de s'asseoir et de manger à la table des centeniers. Elle en profite pour exposer ce qu'on pourrait appeler la conception idéaliste de la démocratie : «Eh quoi ! dit-elle, en peu d'années, vous vous êtes élevé dans les plus hautes régions
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