George Sand et ses amis
versait avec ses larmes une goutte de baume céleste dans des coupes à jamais abreuvées de fiel.» Et voilà l'homme avec qui, en compagnie de Lélia, Sténio n'hésite pas à monter en barque sur le lac endormi ! Trenmor, enveloppé d'un manteau sombre, tient la barre du gouvernail, Sténio manie les rames. Un grand calme descend.
«La brise tombe tout à coup, comme l'haleine épuisée d'un sein fatigué de souffrir.» Lélia rêve, en regardant le sillage de la barque où palpitent des étoiles. Et Trenmor soupire, en distinguant les arbres du rivage prochain : «Vous ramez trop vite, Sténio, vous êtes bien pressé de nous ramener parmi les hommes.»
Sténio, au gré de certains critiques, c'est Alfred de Musset ; mais ils oublient que Lélia, fut composée entre l'été de 1832 et la fin du printemps de 1833, que l'oeuvre était terminée, déjà lue à Sainte-Beuve et livrée à l'imprimeur, lorsque le poète et la femme de lettres se rencontrèrent au mois de juin 1833. Tout au plus Alfred de Musset a-t-il pu fournir l'Inno ebrioso, l'hymne bachique qu'entonne Sténio au cours d'un souper, et dont voici les premières et les dernières strophes, empreintes d'un romantisme éperdu et délirant :
Que le chypre embrasé circule dans mes veines !
Effaçons de mon coeur les espérances vaines,
Et jusqu'au souvenir
Des jours évanouis dontl'importune image,
Comme au fond d'un lac pur un ténébreux nuage,
Troublerait l'avenir !
Oublions, oublions ! La suprême sagesse
Est d'ignorer les jours épargnés par l'ivresse,
Et de ne pas savoir
Si la veille était sobre, ou si de nos années
Les plus belles déjà disparaissaient, fanées
Avant l'heure du soir.
Qu'on m'apporte un flacon, que ma coupe remplie
Déborde, et que ma lèvre, en plongeant dans la lie
De ce flot radieux,
S'altère, se dessèche et redemande encore
Une chaleur nouvelle à ce vin qui dévore
Et qui m'égale aux Dieux !
Sur mes yeux éblouis qu'un voile épais descende !
Que ce flambeau confus pâlisse et que j'entende,
Au milieu de la nuit,
Le choc retentissant de vos coupes heurtées,
Comme sur l'Océan les vagues agitées
Par le vent qui s'enfuit !
Et si Dieu me refuse une mort fortunée,
De gloire et de bonheur à la fois couronnée,
Si je sens mes désirs.
D'une rage impuissante immortelle agonie,
Comme un pâle reflet d'une lampe ternie,
Survivre à mes plaisirs,
De mon maître jaloux insultant le caprice,
Que ce vin généreux abrège le supplice
Du corps qui s'engourdit,
Dans un baiser d'adieu que nos lèvres s'étreignent,
Qu'en un sommeil glacé tous mes désirs s'éteignent,
Et que Dieu soit maudit !
En admettant que, dans l'édition remaniée et amplifiée de 1836, Alfred de Musset ait inspiré à George Sand certains traits complémentaires, il n'est pas le Sténio de 1833, l'enfant pur et suave, ainsi dépeint par Trenmor : «Je n'ai point vu de physionomie d'un calme plus angélique, ni de bleu dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et plus céleste que le bleu de ses yeux. Je n'ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que la sienne ; les paroles qu'il dit sont comme les notes faibles et veloutées que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis sa démarche lente, ses attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps frêle et souple, ses cheveux d'un ton si doux et d'une mollesse si soyeuse, son teint changeant comme le ciel d'automne, ce carmin éclatant qu'un regard de vous, Lélia, répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu'un mot de vous imprime à ses lèvres, tout cela, c'est un poète, c'est un jeune homme vierge, c'est une âme que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l'éprouver avant d'en faire un ange.»
Que deviendra Sténio au contact de Lélia, de Lélia qui définit en ces termes l'amour immatérialisé : «Ce n'est pas une violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c'est l'aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l'inconnu ?» Il lui répond, avec des réminiscences d'Hamlet : «Doute de Dieu, doute des hommes, doute de moi-même, si tu veux, mais ne doute pas de l'amour, ne doute pas de ton coeur, Lélia !» Ou bien elle murmure mélancoliquement : «Pauvres hommes, que savons-nous ?» Et il lui réplique, avec une précoce sagesse : «Nous savons
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