George Sand et ses amis
seulement que nous ne pouvons pas savoir.» Du moins il rêvait de connaître le ciel, et Lélia lui révèle l'enfer. Bien sèche, en effet, pour cette candeur d'adolescent, est la doctrinaire du désenchantement qui, plus encore que Pulchérie, derrière l'amour voit le dégoût, la tristesse, la haine, et semble uniquement susceptible d'aimer, comme la Samaritaine, «celui qui, né parmi les hommes, vécut sans faiblesse et sans péché, celui qui dicta l'Evangile et transforma la morale humaine pour une longue suite de siècles, et dont on peut dire qu'il est vraiment le fils de Dieu.»
Ici-bas, Lélia-et sans doute George Sand-sait où se prendre, mais non pas où se fixer. «Je fus, dit-elle, infidèle en imagination, non seulement à l'homme que j'aimais, mais chaque lendemain me vit infidèle à celui que j'avais aimé la veille.» Encore que ce soit un peu précipité, Lélia avoue ses engouements successifs pour le musicien, le philosophe, le comédien, le poète, le peintre, le sculpteur. «J'embrassai, s'écrie-t-elle, plusieurs fantômes à la fois.»
Entendez-vous, ô Alfred de Musset, ô Chopin, ô Michel de Bourges, et vous tous qui formez une longue théorie amoureuse derrière la Muse de Lélia ?
A Sténio cependant elle ne peut offrir qu'une tendresse épurée, de platoniques embrassements, «l'amour qu'on connaît au séjour des anges, là où les âmes seules brûlent du feu des saints désirs.» Et le jeune homme, déçu dans ses espérances et ses convoitises, lui jette cet anathème : «Adieu, tu m'as bien instruit, bien éclairé, je te dois la science ; maudite sois-tu, Lélia !»
Elle a bu, selon le mot de Trenmor, «les larmes brûlantes des enfants dans la coupe glacée de l'orgueil ;» puis, en la solitude du couvent, elle vide son calice parmi le secret de ses nuits mélancoliques. L'homme qu'elle pourrait aimer n'est pas né, et ne naîtra peut-être, dit-elle, que plusieurs siècles après sa mort. Auparavant, il faut que de grandes révolutions s'accomplissent, et d'abord que le catholicisme disparaisse ; car, tant qu'il subsistera, «il n'y aura ni foi, ni culte, ni progrès chez les hommes.» Elle a méconnu Sténio et ne commence à en avoir conscience que lorsqu'elle voit, «au bord de l'eau tranquille, sur un tapis de lotus d'un vert tendre et velouté, dormir pâle et paisible le jeune homme aux yeux bleus.» Alors elle assigne à celui qui n'est plus rendez-vous dans l'éternité. Lélia prenait des échéances plus lointaines que George Sand. Celle-là n'offrait à Sténio que des attendrissements après décès. Celle-ci accueillera moins fièrement Alfred de Musset et lui fera même escorte sur la route de Venise. La dame de Nohant n'était pas abbesse des Camaldules.
CHAPITRE IX - ALFRED DE MUSSET ET LE VOYAGE A VENISE
Le succès de Lélia fut prodigieux. Ce roman symbolique, où se retrouve la phraséologie du romantisme, obtint l'adhésion et emporta les éloges des critiques les plus sévères, notamment Sainte-Beuve et Gustave Planche. Celui-ci, qui épancha dans la Revue des Deux Mondes son admiration de classique impénitent, semble n'avoir été pour George Sand qu'un ami littéraire des plus dévoués. Elle s'en explique, sans ambages, au cours des lettres écrites à Sainte-Beuve, en juillet et août 1833 : «On le regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas été et ne le sera pas.» Le pauvre Gustave lanche avait les charges de l'emploi, sans en recueillir les bénéfices. Il poussait l'obligeance jusqu'à faire sortir et promener, les jours de congé, le jeune Maurice Dudevant, élève au collège Henri IV. Non content de mettre sa plume au service de George Sand, il provoquait pour elle, en combat singulier-tel un chevalier du moyen âge arborant les couleurs de sa dame-certain Capo de Feuillide qui, dans l'Europe littéraire du 22 août 1833, avait parlé de Lélia irrévérencieusement. Le duel eut lieu, mais l'issue n'en fut pas tragique, aucun des adversaires n'ayant été atteint. Toutefois on assure que la balle de Gustave Planche alla, dans un pré voisin, tuer une vache que Buloz dut payer chèrement à son propriétaire. Seul, en effet, le directeur de la Revue des Deux Mondes était assez cossu pour assumer une si lourde indemnité.
A ce sujet fut composée une complainte, presque aussi longue que celle de Fualdès, et intitulée : «Complainte historique et véritable sur le fameux duel qui survint entre
Weitere Kostenlose Bücher