George Sand
George Sand, lasse de la vie plate et vulgaire, de vouloir s'en échapper à tout prix, et de se raconter à elle-même de merveilleuses histoires, comme celles qui prenaient tant de place autrefois dans sa vie d'enfant et qui finissaient par lui faire une existence rêvée presque aussi importante, dix fois plus précieuse et plus chère que l'autre. C'est dans un de ces jours où, comme Scheherazade dans les Mille et une Nuits, mais pour satisfaire à son caprice d'imagination et non pas à celui d'un sultan féroce, elle s'amusait elle-même et s'enchantait de ces récits, qu'elle conçut l'idée de cette journée unique, et qu'une fois conçue comme à travers un songe, elle la jeta sur le papier, dans sa vivacité et sa fraîcheur intactes, à peine entamées par le travail presque insensible de la composition.
Certes il y a bien de quoi crier à l'invraisemblance quand on voit s'organiser, au hasard des événements, cette jolie caravane de voyage, dans la villa de Sabina, au lever du soleil. Léonce conjure Sabina de se laisser emmener où il voudra, sans rien lui désigner d'avance, à travers les paysages les plus variés, aussi loin qu'on pourra aller dans une seule journée. Il a touché la corde magique, l'inconnu ; la fantaisie enlève les dernières résistances ; Léonce va devenir l'arbitre de cette journée. On part à deux, avec la négresse de Sabina et le jockey sur le siège. Et bientôt les rencontres commencent : on enlève un bon curé qui marchait gravement sur la route, son bréviaire à la main ; un peu plus loin, une ravissante petite paysanne errante, qui a pour spécialité d'apprivoiser les oiseaux et qu'on annexe à la caravane ; plus loin enfin, à travers mille aventures, le héros du roman, le plus singulier et le plus merveilleux des héros, un voyageur que Léonce rencontre se baignant dans un lac, bien différent dans sa noble nudité de ce qu'il paraissait être, un instant auparavant, sous ses haillons sordides.
Léonce fait de lui un homme comme il faut en lui jetant des habits convenables. Touchant apologue qui nous fait voir qu'il n'y a bien souvent qu'une question de vêtements entre les hommes, surtout dans les romans de Mme Sand ! C'est une idée chère à l'auteur, et qu'elle reprendra souvent, jamais avec autant de bonheur et de grâce. Teverino s'est révélé à Léonce avec sa distinction naturelle ; c'est le plus beau des mortels et le plus éloquent des artistes. Dès lors il va prendre sa place, qui sera la première, dans cette journée romantique ; il marque en tout genre une supériorité de virtuose, de philosophe, d'ami dévoué (bien qu'improvisé), d'amant chevaleresque, si bien qu'il remplit toute la fin de la journée, toute la soirée qui la termine et la matinée qui la recommence, des propos les plus fins, les plus brillants, les plus poétiques, des actes les plus audacieux, des engagements de coeur les plus hardis, arrêtés à temps avec une discrétion que n'aurait pas un homme du monde. Il éblouit de sa voix d'artiste toute une petite ville italienne où l'on s'est arrêté pour le soir, il étonne de plus en plus Léonce, il l'irrite même et le domine par la noblesse de sa conduite, il se fait un instant presque aimer de l'élégante et hautaine Sabina ; et ce n'est que par générosité qu'après l'avoir troublée, comme pour faire l'épreuve de sa puissance, il détache de lui ce coeur fragile, un instant surpris, le rend à Léonce, et disparaît.—Ce souverain improvisé de quelques heures, pendant cette journée unique, est l'enfant gâté de George Sand.
C'est bien l'artiste aventurier qu'elle a toujours aimé, un de ces bohèmes de génie, déguenillés mais délicats, nobles et superbes, qui doivent leurs riches facultés à la nature, et qui les ont conservées avec soin, grâce à une indépendance, à une paresse, à un désintéressement qui les rend pauvres, mais les garde purs. Elle l'a vu agir devant ses yeux, cette fois ; elle l'a vu marcher, ce héros longtemps imaginé, elle l'a vu dominer le petit monde où elle l'a introduit. Elle en a été heureuse, comme du succès d'un fils chéri de son imagination. On peut sourire de ce facile bonheur qu'elle s'est donné à elle-même. Mais les traits de la vie réelle se mêlent si bien ici à la fable, il y a de si charmants épisodes dans cette journée disposée par la plus aimable et la plus ingénieuse des providences, il y a des conversations si élégantes et si
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