George Sand
tombée par désespoir dans une sorte de somnambulisme, et Bénédict, qui passe près d'elle les heures troublantes de la nuit, s'exaltant de la présence aimée, livré à toutes les furies de la passion, qu'heureusement une série de hasards transforme en un inoffensif et délirant monologue. Tout cela est bien étrange. «Il ne faut pas oublier, dit Mme Sand ingénument, que Bénédict était un naturel d'excès et d'exception.» Il le prouvera jusqu'à la fin, à travers des incidents sans nombre, des surprises et des rendez-vous manqués, jusqu'à un meurtre absurde, jusqu'au coup de fourche qui atteint le héros par suite d'un ridicule malentendu. Toute cette seconde partie du roman est une série de drames vulgaires et forcenés où l'invraisemblable tue l'intérêt. Le charme s'est évanoui. Mais qu'il était grand, irrésistible dans la première partie du livre !
George Sand avait elle-même conscience de cette impulsion étrange qui la portait à un romanesque exagéré : «Je déclare aimer beaucoup, disait-elle dans le préface de Lucrezia Floriani, les événements romanesques, l'imprévu, l'intrigue, l'action dans le roman...
J'ai fait tous mes efforts, cependant, pour retenir la littérature de mon temps dans un chemin praticable entre le lac paisible et le torrent... Mon instinct m'eût poussée vers les abîmes, je le sens encore à l'intérêt et à l'avidité irréfléchie avec lesquels mes yeux et mes oreilles cherchent le drame ; mais quand je me retrouve avec ma pensée apaisée, je fais comme le lecteur, je reviens sur ce que j'ai vu et entendu, et je me demande le pourquoi et le comment de l'action qui m'a émue et emportée. Je m'aperçois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises raisons de ces faits que le torrent de l'imagination a poussés devant lui, au mépris des obstacles de la raison ou de la vérité morale, et de là le mouvement rétrograde qui me repousse, comme tant d'autres, vers le lac uni et monotone de l'analyse».
On pourrait faire un travail de ce genre sur la plupart des romans de George Sand et fixer les proportions variables de ces deux éléments qu'elle emploie, le chimérique poussé à outrance et le réel finement observé. C'est là que se révélerait le grand défaut de cette belle imagination créatrice. Elle ne sait pas composer une oeuvre ; elle ne sait y conserver ni l'unité du sujet, qui change souvent, ni l'unité de ton dans les caractères qui s'altèrent sans cesse. Elle n'en a d'avance arrêté ni le but ni les proportions. Quand par hasard il lui arrive de conserver l'unité de l'oeuvre, c'est à son insu et comme par un coup de la grâce. Elle concevait des personnages dans une situation donnée, qui était presque toujours un état de passion, elle s'éprenait d'eux, elle s'y intéressait ardemment et pour son propre compte, tandis qu'elle les racontait et les peignait avec la flamme intérieure ; elle s'abandonnait à une sorte de hasard d'inspiration qui amenait les grandes luttes, mais qu'elle gouvernait bien peu, disait-elle, au point d'ignorer d'avance comment ces batailles de la vie se termineraient et comment le roman se dénouerait.
C'était véritablement le triomphe de ce qu'on a nommé plus tard l'inconscient dans le talent ou dans le génie. Je ne puis, en effet, mieux exprimer ce singulier phénomène dont elle donnait le spectacle étonnant dans sa méthode de travail, qu'en disant que c'était un phénomène d'inconscience superbe, mais bien peu sûre dans le résultat. Rien de calculé, en apparence, rien de prémédité ; pas même les grandes lignes arrêtées ; tout procédait dans son art comme dans la vie. Quand une rencontre dramatique a lieu, quand une grande aventure commence, qui peut dire, dans le train de l'existence, ce qui devra arriver le lendemain ? Il en était de même dans le domaine de son imagination. Elle ne savait pas la veille ce qui arriverait de ses héros ou à ses héros. Elle les livrait à la fatalité de son art, comme la vie les livre à la fatalité des événements. De là ce contraste saillant dans ses oeuvres : l'entrain, la fougue, les merveilleux préludes, le commencement enchanteur de presque toutes ses fictions, des plus belles. Puis, à un certain moment, il se produit une sorte de fatigue : la richesse des développements devient de la prolixité, le récit se traîne en méandres inutiles ; le style aussi se lasse et se néglige. Et cependant il faut bien finir. On
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