George Sand
par des abîmes et que le plus sincère amour a rapprochées dans la vie, l'élément invraisemblable se glisse, grandit, intercepte l'intérêt, contrarie à chaque instant les belles et saines émotions du roman, les empêche de germer à l'aise. C'est la perpétuelle apparition du père Patience à tous les carrefours du pays et à chaque page du roman ; c'est l'inévitable intervention de cet homme qui a tout appris dans la vie des champs, qui sait tout du présent et de l'avenir, de ce grand justicier, de ce magistrat improvisé qui impose silence aux puissances de la province, de ce paysan qui joue, à chaque occasion, le rôle de Mirabeau, conduisant par sa parole les événements, nouant et dénouant l'action ? N'est-ce pas le faux et l'invraisemblable en personne ? Qui nous délivrera de ce type artificiel, de son bavardage et de son infaillibilité ? C'est vraiment trop demander à notre bonne volonté que de nous faire accepter ce prolixe collaborateur, éclairé des feux de la révolution prochaine, travaillant, au nom du contrat social, à la justification de Bernard, qui n'est pas coupable, et au dénouement du roman, qui se dénouerait fort bien sans lui. Élément romanesque, et d'autant plus blâmable ici qu'il est inutile. Ce bonhomme Patience m'a bien l'air de jouer la Mouche du coche, et le mutisme actif de Marcasse fait dix fois plus de besogne, sans en avoir l'air, bien qu'il ait, lui aussi, une bonne part de romanesque.
Valentine est, à côté de Mauprat, un des plus charmants et des plus tragiques récits d'amour. Car, que demander à Mme Sand ? Au fond, elle ne sait que l'amour. Elle a prodigué, ici encore, les plus merveilleuses peintures de ce sentiment, elle l'a encadré dans le théâtre de ses longues et continuelles rêveries, dans ces paysages du Berry qu'elle a tant aimés.
Elle a trahi, par la grâce d'un incomparable pinceau, l'incognito de cette contrée modeste, de cette Vallée-Noire, dont elle dit : «C'était moi-même, c'était le cadre, c'était le vêtement de ma propre existence». Et tout cela elle l'a livré au public, comme attirée par un charme secret et le répandant à son tour. De là est sortie cette analyse de passion qu'on n'oublie plus et qui fait de chaque lecteur un complice de Bénédict. On le suit, on le voit arrêté, contemplant Valentine, sur le bord de l'Indre, tandis qu'assis sur un frêne mal équarri, il s'enivre de son image, tantôt réfléchie dans l'onde immobile, tantôt troublée par un frisson de l'eau. Il ne pense pas, dans ce moment-là, il jouit, il est heureux ; il boit par les yeux le poison fatal dont il mourra. Les événements se développent ; mais déjà peu à peu quelques-uns des caractères d'abord indiqués changent et se déforment. Bénédict est le paysan sublime et passionné. M. de Lansac, le fiancé de Valentine, d'abord un très galant homme, devient le type légèrement chargé d'abord, puis démesurément avili de l'homme du monde sans passion généreuse, sans jeunesse morale, usé et flétri au dedans, d'ailleurs cupide et débauché, tout ce qu'il faut pour rendre la lutte difficile à Valentine, facile à Bénédict. Mme de Raimbault, une femme du monde, qui a simplement des préjugés, passe tout à coup à l'état d'une vieille coquette, coureuse de bals de sous-préfecture, qui se désintéresse de sa fille à un point invraisemblable, ainsi que plus tard M. de Lansac de sa femme, sans doute pour laisser les incidents les plus graves se développer à leur aise, sans la gêne de la vie de famille, où la plus simple surveillance entraverait les libres allures du roman. Ainsi s'explique ce va-et-vient des personnages les plus compromettants et les plus faciles à compromettre, qui entrent dans le parc et le château, ou bien en sortent, comme il leur plaît, le jour et même la nuit.
Bénédict en profite à souhait, d'abord pour essayer de tuer à l'affût, dans la soirée même du mariage, l'époux, M. de Lansac, sous le prétexte étonnant de punir «une mère sans entrailles qui condamnait froidement sa fille à un opprobre légal, au dernier des opprobres qu'on puisse infliger à la femme, au viol», puis, pour s'introduire au château furtivement, et prendre la place de M. de Lansac absent dans la chambre nuptiale. Et de là une des plus incroyables folies qui puissent traverser une imagination exaltée, cette scène capitale de la nuit de noces entre Valentine malade, aliénée d'elle-même,
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