Gondoles de verre
prudent. Il dit :
— Je serais curieux de savoir si Troubetzkoï a un alibi.
Aussitôt, Bossi se lança dans de grandes théories :
— Vous pensez qu’après avoir éliminé Kostolany, il a voulu se débarrasser de tous les témoins les uns après les autres ? Le père Terenzio, Constancia Potocki – qui devait savoir quelque chose – et à présent le colonel Orlov ?
Tron sourit.
— J’ignore si les choses se sont déroulées ainsi, sergent. Nous devons d’abord interroger la reine. Si elle déclare ne pas reconnaître l’homme sur les photographies, nous saurons qu’un autre a pris la place de Kostolany – après l’avoir étranglé.
— Et dans ce cas, vous irez parler à Troubetzkoï ?
— Bien entendu. Mais d’abord, je dois rendre visite à Marie-Sophie de Bourbon.
Le commissaire consulta sa montre de gousset. Bossi se leva et posa une grande enveloppe marron sur son bureau.
— Tenez, voilà les clichés.
Tron se retint d’ouvrir l’enveloppe pour les regarder. Même s’ils étaient choquants, il n’avait de toute façon plus le choix. Par ailleurs, la vue d’un marchand d’art étranglé ne troublerait sans doute pas l’héroïne de Gaète qui avait assisté au bain de sang causé par l’artillerie piémontaise. Il n’était même pas sûr que la mort d’Orlov la bouleverse. Et quand bien même ce serait le cas, elle se ressaisirait très vite – au plus tard en apprenant les vices cachés du colonel.
— Que faisons-nous de l’homme en bas ? demanda Bossi.
Quel homme en bas ? Ah oui ! Le sergent voulait parler de l’ homme établi qui croupissait dans une cellule. Tron l’avait complètement oublié.
— Nous l’interrogerons cet après-midi, décida-t-il. Il a peut-être vu quelque chose. Ensuite, nous lui donnerons six heures pour quitter la ville. Spaur prétendait qu’il s’agit d’un étranger. C’est exact ?
Bossi hocha la tête.
— Oui, originaire de Vienne. Mais il parle bien italien.
Tron bâilla.
— Vous connaissez son nom ?
Le sergent consulta le procès-verbal.
— Il séjourne à Venise depuis une semaine et s’appelle Leinsdorf.
Quoi ? Comment ? Tron releva brusquement la tête et eut conscience de se figer sous les yeux du sergent dans une pose grotesque exprimant à la fois la stupéfaction et l’incrédulité. Il fut obligé de tousser avant de pouvoir parler.
— Loge-t-il au Danieli ?
— C’est du moins ce qu’il a déclaré, confirma Bossi d’un air surpris. Vous le connaissez, commissaire ?
Tron espéra garder une voix tant soit peu normale.
— Pas personnellement, dit-il en secouant la tête. Mais faites-le monter et traitez-le avec égard.
Non, ce n’était pas sa voix normale. Il retomba sur sa chaise et décida d’ignorer le regard interrogateur de son adjoint.
42
Désormais, se dit Tron, il n’aurait aucun mal à le dégoûter de la ville , pour reprendre les termes de Spaur. Après six heures d’incarcération à la caserne et deux au commissariat, M. Leinsdorf ne demanderait pas mieux que de prendre un bon bain, faire ses valises et rayer Venise une fois pour toutes de la liste de ses destinations favorites. Seulement, qu’adviendrait-il alors du contrat qui était – s’il avait bien compris – prêt à être signé ? Du cristal Tron ? De son mariage avec la princesse ? De sa vie en général ?
Non, il était hors de question que Leinsdorf plie bagage. D’un autre côté, s’il le retenait jusqu’au lundi, il ne savait pas comment Spaur réagirait. Le commandant serait peut-être tenté de laisser son concurrent moisir quelques jours dans un cachot. Et même s’il le lâchait, Tron doutait que le banquier ait envie de signer un quelconque contrat après plusieurs jours passés dans une cellule du commissariat. Donc, il fallait à tout prix que les choses aillent très vite – et la signature du contrat, et le départ de Leinsdorf.
Le mieux, pensa Tron, serait qu’il prenne le paquebot à minuit après avoir signé. Ou encore mieux : ce serait de trouver comment atteindre cet objectif. Leinsdorf était-il au courant de son existence ? Savait-il que la princesse de Montalcino entretenait d’étroites relations avec un commissaire du nom de Tron ?
Apparemment non car il ne réagit pas quand le commissaire se présenta à lui cinq minutes plus tard. Le banquier avait pris place de l’autre côté de son bureau et, à sa mine, on comprenait qu’il n’arrivait pas à se décider : devait-il se
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