Gondoles de verre
lorsqu’ils furent ressortis dans la calle Mocenigo.
Le sergent inclinait la tête en arrière et clignait des yeux en observant la bande de ciel bleu entre les toits. Tron nota qu’un doux parfum de fleurs se mêlait à l’odeur fétide qui flottait parfois dans les ruelles en été et se souvint que Venise était la cité des jardins secrets. Ces jardins – extraordinairement nombreux et pour la plupart invisibles aux yeux des visiteurs – se dissimulaient derrière de hauts murs en briques ou dans des cours intérieures, mais parvenaient néanmoins à répandre leurs effluves par-delà les clôtures et les maisons. Chaque fois qu’il en prenait conscience, Tron éprouvait un sentiment de bonheur.
— N’avez-vous pas remarqué la panique de Troubetzkoï au mot de perquisition ? continua Bossi. Je parie que le Titien se cache dans le palais Contarini.
Le commissaire haussa les épaules.
— Menacer de perquisition un grand-prince russe constitue un affront de taille. Qu’il ait caché un tableau volé sous son lit ou non. Au fond, sa réaction ne veut pas dire grand-chose.
— Peut-être aurions-nous dû commencer par fouiller le palais et ne l’interroger qu’après. Nous aurions alors pu lui demander comment le Titien était arrivé sous son lit.
— Dans le principe, c’est une bonne idée, reconnut Tron. Cependant, nous n’avons pas les moyens juridiques de procéder à une telle perquisition. Il n’existe aucun ajout au document final du Congrès de Vienne.
La bouche de Bossi s’ouvrit pour former un cercle.
— Mais alors, vous avez…
Son supérieur hocha la tête.
— Je voulais voir comment il réagirait. Cela dit, je pense que son comportement ne nous apprend rien.
— Et la grande-princesse ? Qui nous épiait de la pièce voisine et qui est intervenue juste au moment où son mari allait lâcher le morceau.
— J’ignore ce que Troubetzkoï allait dire. Et vous aussi.
— Dans ce cas, pourquoi a-t-elle fait irruption ? Elle voulait forcément l’empêcher de commettre une bêtise.
— Vous ne croyez pas à leur alibi ?
— Pas le moins du monde. Le grand-prince avait un motif plausible pour tuer Kostolany. Il devait bloquer ce dossier.
— Ses explications sur la commission qu’il prenait au passage me paraissent convaincantes.
— Alors, M. de Sivry a menti, conclut le sergent.
— Non. Mais Kostolany pourrait très bien avoir répandu ces histoires parce qu’il ne supportait pas de partager ses gains avec le grand-prince. Par ailleurs, personne n’a encore eu ce mystérieux dossier en main. Nous ne sommes même pas sûrs de son existence ! Par conséquent, il est difficile de le considérer comme un motif du crime.
— Allez-vous malgré tout prendre contact avec l’ambassadeur de Russie à Vienne ?
— Uniquement avec l’accord du commandant en chef.
— Si la requête doit suivre la voie hiérarchique et passer par le ministère, grogna Bossi, cela va durer au moins six mois.
Le commissaire réfléchit un moment. Puis il dit :
— Débrouillez-vous pour apprendre à quelle heure le prince est rentré chez lui jeudi soir. Et s’il est ressorti plus tard.
— Je pourrais parler au personnel, proposa le sergent. Il est probable que les domestiques détestent les Troubetzkoï. L’un d’eux se fera à coup sûr un plaisir d’ouvrir la bouche.
— Dans ce cas, demandez-lui aussi si un petit tableau n’a pas fait surface dans les deux derniers jours et s’il n’a pas disparu sous un lit ou dans une armoire.
— Et que ferons-nous s’il s’avère que le Titien se cache au palais Contarini ?
Eh bien, nous aurons un sacré problème, pensa Tron. Parce que, bien entendu, on n’avait pas le droit de fouiller un consulat. Il se contenta de répondre :
— Nous déciderons le moment venu.
12
— L’hypothèse qu’un grand-prince commette un crime de ses propres mains et dérobe à cette occasion un Titien est grotesque ! décréta la princesse.
Peut-être un peu extravagante, convint Tron, mais pas davantage que les fiori di zucchini – des beignets de courgettes – que Massouda (ou Moussada) venait de servir et qui, cela dit, accompagnés de feuilles de sauge vertes, formaient sur son assiette une nature morte à l’odeur délicieuse.
— Mais d’un autre côté, poursuivit Maria (orientant de nouveau les réflexions culinaires de son fiancé dans leur direction initiale), Troubetzkoï aurait très bien pu penser qu’on ne soupçonnerait jamais
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