Gondoles de verre
l’assassin de Kostolany a déposé le tableau à bord du Karenine pour le charger. Le Titien à lui seul ne suffit pas à démontrer sa culpabilité.
— Et son faux alibi ?
— C’est parole contre parole. La parole d’une domestique contre la parole d’une grande-princesse. De toute façon, vous préfériez éviter à Mlle Alberoni de devoir témoigner.
— Qu’attendez-vous de cette visite alors ?
Tron haussa les épaules.
— Qu’il perde contenance. Que son masque tombe un instant quand nous lui montrerons le Titien.
— Mais nous ne pourrons pas l’arrêter, n’est-ce pas ?
— Non, hélas ! En revanche, nous aurons récupéré le tableau, ce dont la reine de Naples se réjouira. Et s’il perd effectivement contenance, nous saurons qui a commis le crime. Nous pourrons donc clore le dossier.
Tron dirigea sa lanterne sourde vers Bossi.
— Qu’est-il arrivé à votre nez, sergent ?
Même dans la pâle lueur, on distinguait nettement que le nez du policier avait gonflé et pris une couleur pourpre. Bossi tripota son organe et poussa un petit cri de douleur.
— J’ai mal, avoua-t-il. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
— Vous ressemblez à Cyrano de Bergerac ! s’exclama Tron en riant.
— À qui ?
— Un capitaine des cadets de Gascogne, répondit le commissaire. Amoureux transi. En vérité, je devrais vous mettre à pied, sergent.
Bossi poussa un profond soupir, dont il n’était pas facile de dire s’il concernait son nez ou Mlle Alberoni.
— Commissaire, je voulais juste…
— Vérifier la chaîne d’indices , je sais. Je pourrais peut-être fermer les yeux si vous aviez encore un peu de temps à me consacrer.
— Que puis-je faire pour vous ?
— M’accompagner avec le tableau, expliqua Tron en pensant malgré lui aux gardes gascons. Me servir d’escorte en quelque sorte.
— Jusqu’au palais Tron ?
Le commissaire secoua la tête.
— Non, au palais Balbi-Valier. Il est certes assez tard pour une visite, mais je crois néanmoins que la princesse sera enchantée de nous recevoir.
17
Assis à son bureau, l’ordre de la maison des Romanov accroché au revers de son impeccable veste d’uniforme, le grand-prince Piotr Troubetzkoï observait Tron et Bossi avec un air d’ennui traduisant qu’il jugeait leur visite importune. Il prit une cigarette dans le coffret en bois posé devant lui et l’alluma. Puis il dit à travers une bouffée de fumée :
— Que puis-je pour vous, commissaire ?
Tron risqua un pas en avant et s’inclina. Il ne s’attendait pas à ce que, cette fois, le consul le prie de s’asseoir.
— Le Karenine a été victime d’un cambriolage la nuit dernière, expliqua-t-il. Cependant, une patrouille de police a réussi à confisquer le butin.
Bossi, debout sur le pas de la porte, le nez légèrement contusionné, tenait sous le bras le tableau toujours emballé dans une nappe du palais Balbi-Valier où leur débarquement nocturne avait causé une grande joie et fini en véritable triomphe. La princesse avait prié le sergent de s’asseoir dans le salon, lui avait servi un marsala en mains propres et avait tenu à ce que Massouda apportât un linge froid pour son nez. Sur un plateau d’argent ! Bossi n’arrivait toujours pas à croire en son bonheur.
— Son Excellence nous serait d’une aide précieuse, poursuivit le commissaire sur un ton poli, si elle reconnaissait l’objet du vol.
Il fit une pause théâtrale et un pas sur la gauche pour permettre à Bossi d’observer Troubetzkoï au moment crucial. Puis il sourit et ajouta en prenant soin de baisser la voix en fin de phrase :
— Il s’agit en effet d’un tableau…
Au fond, il n’avait même pas menti en parlant de cambriolage sur le Karenine . Ni d’ailleurs en racontant que la police vénitienne était parvenue à confisquer le tableau. La réaction de Troubetzkoï ne manqua pourtant pas de l’étonner. Il s’était attendu que le consul bondît hors de son fauteuil, haussât les sourcils, fût pris d’une suée. Or, au lieu de cela, le grand-prince se cala dans son siège, tira sur sa cigarette et expira un rond de fumée parfait. Puis il demanda sans le regarder et sans le moindre tremblement dans la voix :
— Qui a tenté de s’introduire sur le bateau ?
— Une personne que nous ne sommes pas parvenus à identifier, répondit le commissaire. Un homme sans doute. Il s’est échappé, mais a dû laisser le tableau sur place.
— Et vous êtes venus avec
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