Gondoles de verre
palais da Lezze. Pour ma part, je suis prêt à croire qu’un détail ou un défaut permet de le démontrer. L’hypothèse serait alors fondée.
Et comme il ressentait le besoin de mettre les points sur les « i », il ajouta :
— Si le propriétaire peut nous certifier que nous détenons son Titien – qu’il soit authentique ou faux –, nous aurons à reprendre cette conversation.
La menace laissa Troubetzkoï de marbre. Il se rassit à son bureau pour signaler que l’entrevue était terminée.
— Ce ne sera pas le cas, commissaire.
— L’objection de Troubetzkoï ne manque pas de bon sens, dit Tron à Bossi pendant qu’ils traversaient le campo Santo Stefano. La reine pourrait très bien être arrivée à Venise avec un faux.
D’autant que les circonstances de son voyage demeuraient mystérieuses. Il suffisait de gratter un peu pour découvrir sous l’habit d’un directeur de cirque russe un colonel de l’armée des Bourbons et sous le nom de Mme Caserta une souveraine en exil.
— Si elle était au courant, elle ne l’avouera pas, poursuivit le commissaire. Elle n’admettra jamais avoir voulu vendre une copie à Kostolany. De plus, il reste une dernière possibilité, que le grand-prince n’a pas envisagée.
— Laquelle ?
— La reine pourrait fort bien affirmer reconnaître l’original alors qu’il n’en est rien. Ainsi, l’affaire serait close. Elle pourrait récupérer le tableau et le vendre.
— Et si, par hasard, ce tableau était bien l’original, poursuivit Bossi, elle dirait la vérité bien qu’elle mente. Et chargerait ainsi Troubetzkoï.
Tron reprit :
— Peut-être tiendra-t-elle ce tableau en toute bonne foi pour celui avec lequel elle est arrivée à Venise. Nous ne le saurons probablement jamais. Elle me semble pressée par le temps. Dans sa situation, elle ne peut pas se permettre d’avoir beaucoup d’égards.
— À vous entendre, on dirait que vous prêtez foi aux histoires de Troubetzkoï, commissaire.
Tron secoua la tête.
— Je constate simplement que sa version est en soi logique.
— Juste qu’il ne peut pas démontrer avoir acheté ce Titien à Kostolany, objecta Bossi, puisqu’il l’a étranglé il y a cinq jours. Pourquoi ne pas avoir évoqué son faux alibi ?
— Je le ferai, promit Tron, s’il ressort une fois pour toutes que ce tableau est bien l’œuvre disparue pendant la nuit du crime.
— Que faisons-nous maintenant ?
— Allons montrer le Titien au Regina e Gran Canal .
— Et qu’allons-nous dire à la reine ?
— Nous lui expliquerons que Troubetzkoï prétend l’avoir acheté il y a deux mois. Et nous lui demanderons si, selon elle, il s’agit bien de l’original. Peut-être avouera-t-elle malgré tout avoir cherché à vendre une copie. On ne sait jamais, sous l’effet de la joie.
— Dans ce cas, le grand-prince serait hors de cause, conclut le sergent.
Tron opina du bonnet.
— Oui. Nous aurions certes le tableau, mais pas l’assassin.
18
Marie-Sophie reposa la lettre qu’elle avait maintenant lue une vingtaine de fois sur le plateau de son secrétaire et la maintint avec l’espèce de concombre en verre que la femme de ménage avait laissé traîner dans le salon de sa suite. Il lui faisait penser aux barques plates que les pêcheurs utilisaient sur le lac de Starnberg. Tout à coup, le mal du pays s’abattit sur elle comme une vague brûlante.
Elle avait demandé qu’on fermât les rideaux car même si beaucoup de gens devaient l’envier, la vue du Grand Canal, la Douane de mer et la Salute lui tapait sur les nerfs. Chaque fois, elle lui rappelait son séjour à Venise – une ville où il était impossible de vendre un tableau sans qu’il arrive malheur au marchand d’art et que l’œuvre disparaisse.
La lettre en provenance de Belgique, que le colonel Orlov lui avait montée le matin même avec une mine imperturbable, pouvait passer pour une lettre d’affaires. Le ton neutre du message visait à la protéger au cas où il tomberait entre de mauvaises mains. On pouvait cependant lire entre les lignes que la situation à Bruxelles empirait de jour en jour et que Marie-Sophie ferait bien de se presser.
Pour l’heure, elle ne pouvait néanmoins rien faire d’autre qu’attendre et espérer que ce commissaire Tron méritait vraiment les louanges enthousiastes de sa sœur, que derrière son apparence insignifiante se cachait bel et bien un mélange de finesse et d’énergie. Car au fond,
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