Gondoles de verre
?
Le grand-prince s’abaissa à jeter un rapide coup d’œil en direction de Bossi, toujours immobile sur le pas de la porte, son paquet sous le bras. Tron hocha la tête et esquissa une révérence.
— Nous nous sommes permis de l’apporter pour éviter de devoir convoquer Son Excellence au commissariat.
Il adressa un signe au sergent qui s’approcha et ôta la nappe.
— Comme Son Excellence peut le constater, reprit Tron, il s’agit d’un portrait de Marie-Madeleine peint par le Titien. Sans doute avons-nous affaire au tableau disparu au palais da Lezze. Naturellement, nous nous demandons comment il est arrivé à bord du Karenine .
Troubetzkoï expira un nouvel anneau de fumée avec une contenance que Tron ne put s’empêcher d’admirer. Il hocha la tête d’un air songeur, puis demanda :
— Êtes-vous sûr que la personne qui s’est enfuie cette nuit n’était pas plutôt en train de déposer le tableau sur le Karenine ?
— Quel serait le sens d’une telle entreprise ?
Le grand-prince tapota sur sa cigarette pour faire tomber la cendre sur le parquet et lança un regard courroucé au commissaire.
— Me rendre responsable d’un crime et d’un vol.
Tron sourit.
— Nous savons avec certitude que le tableau se trouvait déjà à bord avant-hier. Et nous savons aussi qui l’a déposé.
Il leva légèrement la voix et regarda Troubetzkoï droit dans les yeux.
— Un témoin a aperçu Son Excellence dans la nuit de dimanche à lundi, au moment où elle montait sur le bateau. Avec un paquet plat et rectangulaire.
Il n’y avait plus rien à ajouter. Tron n’avait plus qu’à reculer d’un pas (ce qu’il fit en effet car, avec ces Russes, on ne sait jamais) et observer la panique de son adversaire. Allait-il fondre en larmes et prétendre qu’il s’agissait d’un accident ? Ou allait-il nier ? Allait-il contester haut et fort, en dépit de l’évidence, avoir déposé lui-même sur le brick le Titien volé au palais da Lezze ?
À ce moment-là, Tron fut pourtant obligé de constater que le consul ne faisait rien de tout cela. Le grand-prince prit une bouteille sur une petite table posée près de son bureau, remplit un verre à ras bord – d’une boisson translucide qui rappelait la Wyborowa – et en but la moitié. Puis il laissa son regard errer sur le tableau, termina son verre, se leva et s’approcha de la fenêtre par laquelle il observa le Grand Canal pendant plusieurs minutes.
Lorsqu’il se retourna, il dit :
— Bien, commissaire. Vous avez gagné.
Tron aimait entendre cette phrase. La seule chose qui le gênait dans le cas présent, c’était le sourire affiché par Troubetzkoï – comme si une ruse particulièrement vicieuse venait de lui traverser l’esprit. Comme s’il pensait l’inverse de ce qu’il disait. Il s’éclaircit la gorge.
— Son Excellence reconnaît donc avoir déposé en personne le Titien sur le Karenine dans la nuit de dimanche à lundi.
Troubetzkoï hocha la tête.
— Votre menace de perquisition m’a inquiété. C’est pourquoi j’ai jugé prudent de mettre le tableau à l’écart. Toutefois, je crains que vous n’ayez pas avancé d’un pouce, commissaire.
Le grand-prince lui lança un regard amusé.
— Vous n’avez toujours pas retrouvé le tableau ni l’assassin. Du moins, tant que vous me soupçonnez d’être l’auteur du crime.
Tron fronça les sourcils.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en tendant l’index vers le Titien.
— Un tableau que j’ai acheté il y a deux mois. Kostolany m’avait conseillé de le cacher pendant quelque temps. Il s’agit, je suppose, d’une copie illégale. Je ne l’ai pas évoqué samedi dernier parce que sa présence ici m’aurait aussitôt rendu suspect.
— Pourquoi cela ? Nous l’aurions montré au propriétaire qui aurait pu nous dire s’il s’agissait ou non du tableau disparu au palais da Lezze !
— S’il s’agit d’une bonne copie, le propriétaire n’aurait pas été en mesure de distinguer le faux de l’original. En outre, vous partez d’une hypothèse dont vous n’avez aucune certitude.
— Laquelle ?
Troubetzkoï réussit l’exploit de sourire d’un air à la fois condescendant et amusé.
— Vous supposez que le propriétaire avait l’intention de vendre l’original.
Tron répliqua :
— Peu importe qu’il s’agisse d’un original ou d’une copie. La question est de savoir s’il s’agit bien du tableau volé au
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