Gondoles de verre
la mâchoire. C’était impoli, mais il n’y pouvait rien. Comme cela lui ferait du bien de poser un moment sa tête sur la table ! Sur cette magnifique nappe en lin blanc qui lui rappelait un oreiller ! Juste un instant. Le temps de deux ou trois respirations pour reprendre des forces.
— Je vais parler à Troubetzkoï, dit Tron avant de constater que la table se levait soudain et se rapprochait de sa joue. Dès demain matin.
27
Tron entrouvrit les yeux et s’aperçut que la gondole de police avait quitté le bassin de Saint-Marc pour s’approcher de la Salute. Pourquoi se sentait-il à la fois plein d’entrain et sujet à une aussi agréable fatigue ? Comme s’il s’était livré toute la nuit à une orgie orientale au palais Balbi-Valier – ce qui n’était pas du tout le cas. Cette sensation tenait-elle au mouvement aérien de la gondole qui – Dieu seul savait pourquoi – le comblait chaque fois de bonheur ? Dans ces moments-là, il se rappelait toujours deux vers dont il avait oublié l’auteur : How light we move, how softly ! Ah,
Were life but as the gondola !
Qui les avait écrits ? Un Anglais ? Ou bien s’agissait-il en fait d’une traduction tirée du vénitien ? Énigme sur énigme. Tron soupira et s’appuya contre le dossier rembourré. Il ferma les paupières. Encore une ou deux décennies et cette ville n’aurait plus de secret pour lui.
La voix de Bossi le ramena à la réalité :
— Et que faire si Troubetzkoï refuse de nous recevoir ?
Le commissaire se redressa.
— Je doute qu’il refuse. Il se rendrait aussitôt suspect.
— Allez-vous le confronter aux allégations de Potocki ?
— Je pense que oui, dit Tron. Si je parviens à l’ébranler, il commettra peut-être une faute. Nous aurions déjà remporté un succès si sa façade se fissurait.
— C’est ce que vous recherchez, commissaire ?
Bonne question. Que recherchait-il ? En un sens, Potocki l’avait convaincu. D’un autre côté, il n’était pas exclu que Troubetzkoï ne commette aucune erreur. Tout simplement parce qu’il était innocent. Et qu’il pouvait le prouver. Tron répondit : — Je suis prêt à croire qu’il a un alibi parfait.
— Vous voulez dire un vrai alibi ? insista Bossi sur un ton d’extrême mécontentement.
Son supérieur ne put s’empêcher de sourire.
— Oui, un vrai alibi, Bossi. Un vrai de vrai.
— Et dans ce cas ?
La gondole était passée sous le pont de l’Académie. Le coude du Grand Canal surgit devant eux, ce virage à droite qui menait au palais Mocenigo et au palais Contarini delle Figure.
— Dans ce cas, nous saurons quelle piste abandonner.
En voyant la mine déçue du sergent, il ajouta :
— Mais pour le moment, Troubetzkoï figure tout en haut de ma liste.
Le grand-prince les reçut dans un des cabinets qui se trouvaient de part et d’autre de la grande salle. Assis à un bureau au-dessus duquel était accroché un portrait du tsar, il ne se donna pas la peine de se lever pour les accueillir. La bonne les avait introduits sur-le-champ. Il s’attendait manifestement à leur venue.
— La cuisinière des Potocki a informé notre cuisinière, dit-il sans préambule inutile.
Cette fois du moins, il proposa de nouveau un siège à Tron. Bossi resta debout près de la porte comme lors de leurs deux précédentes visites.
— Et notre cuisinière, à son tour, a informé mon épouse.
Le grand-prince esquissa une grimace de dégoût, comme si la triple répétition du mot cuisinière lui blessait les oreilles.
— À quelle heure Son Excellence a-t-elle appris cette nouvelle ?
— Ce matin, au petit déjeuner.
Troubetzkoï secouait la tête, comme s’il n’arrivait toujours pas à le croire. Puis il leva les yeux vers Tron.
— Je m’attendais du reste à votre visite, commissaire. Je suppose que – il toussota nerveusement – vous êtes au courant.
Dès qu’il eut prononcé ces paroles, il détourna le regard et fixa les ongles de sa main gauche.
Le commissaire souhaitait l’entendre de sa bouche.
— De quoi devrais-je être au courant ?
Troubetzkoï, le regard toujours rivé sur ses ongles, s’éclaircit à nouveau la gorge et dit : — De ma liaison avec Mme Potocki.
Le commissaire hocha la tête.
— Oui, son mari m’en a informé.
— Avez-vous déjà des soupçons quant à l’identité du meurtrier ?
— Il doit s’agir de quelqu’un qui connaissait bien la victime, dit Tron.
— Qu’est-ce qui vous fait penser
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