Grand-père
lorsqu’il était enfant à Malaga, et dont il
avait honte.
Olga snob et futile ? Sachez, messieurs les censeurs, qu’en
épousant Olga, Picasso spéculait aussi sur ce qu’elle allait lui offrir. Auprès
d’elle, il allait pouvoir approcher un monde qui lui était inconnu : celui
de l’aristocratie du goût, du savoir-vivre et surtout du paraître dans la
grande société. Il se fit vêtir à Londres, apprit à boire du Champagne, à
courir les salons à la mode et à singer les bourgeois qu’il avait de tout temps
calomniés.
Alors, qui des deux était futile et snob ? Certainement
pas Olga dont chacun saluait la distinction innée.
Quand nous venions lui rendre hommage dans cette clinique
Beausoleil où je suis née et où elle allait mourir, Pablito insistait pour
porter un pantalon et un petit blazer en velours qui faisait de lui un prince. C’était
elle qui, sans avoir besoin de parler, lui inspirait ce goût de l’élégance. Elle
nous invitait à venir nous asseoir sur son lit et, joignant nos deux mains dans
la sienne, elle nous contait en russe des légendes auxquelles nous ne
comprenions rien mais que nous trouvions belles.
Elles étaient un secret entre nous.
Olga et sa jalousie, Olga et ses crises de nerfs, Olga et
ses délires.
Là encore, vous n’avez pas lésiné sur les mots. Picasso, il
est vrai, vous a beaucoup aidés lorsqu’il vous la livrait en pâture.
« Olga m’irrite, m’exaspère. Je la trouve bête, agaçante,
futile. »
C’est si bon de jouer les victimes et tellement courageux de
noircir la femme que l’on a aimée, tellement chevaleresque de monter chaque
jour davantage son fils contre sa mère.
Et tellement décent de claironner partout que Marie-Thérèse
Walter, lasse de vivre dans l’ombre, a débarqué chez Olga, sa femme légitime, pour
lui annoncer que le bébé qu’elle tient dans ses bras est « l’œuvre de
Picasso ».
Vous traitez ma grand-mère d’hystérique, mais comment ne pas
devenir hystérique lorsque l’on a été à ce point déshonorée, humiliée, avilie, dégradée ?
Comment en réchapper après tant de cruautés, de bassesses et de désenchantement ?
Lorsque, rompue par tant d’années de chagrin, ma grand-mère
a décidé de quitter ce monde avec la dignité qui la caractérisait, mon père a
voulu assister seul à son enterrement.
Sans doute pour se faire pardonner le mal qu’il lui avait
fait.
Sûrement pour lui dire qu’il l’aimait…
Envers et contre l’homme qui avait gâché leur vie.
4
Genève.
Frédérique, celle qui m’a tendu la main quand j’étais moribonde,
Frédérique, béquille des jours néfastes, désormais mon alliée dans cette vie
reconquise, me dépose en voiture devant la porte de cet analyste que je dois
affronter aujourd’hui pour la première fois. Je suis pétrie d’angoisse.
Frédérique pose la main sur mon bras.
— Tout se passera bien, me glisse-t-elle.
Comme un automate, je descends de la voiture, m’engouffre
sous le porche de cet immeuble que je ne connais pas, emprunte l’ascenseur, me
retrouve devant une porte qui s’ouvre devant moi. Une salle d’attente, ses
meubles immatériels. Comment me suis-je retrouvée ici ? Je ne sais pas… et
j’ai froid.
Un homme au visage sévère est debout devant moi. Je ne l’ai
pas vu entrer. Sûrement mon analyste. Je dois me présenter. Au lieu de dire :
« Je suis Marina Picasso », les seuls mots qui sortent de ma bouche
sont : « Je suis la petite-fille de Picasso. » Je n’ai pas d’identité.
Je suis et serai à jamais « la petite-fille de Picasso ».
Il m’entraîne dans son bureau, me demande de m’asseoir et m’observe.
Maintenant, il me pose des questions. Je réponds dans un filet de voix. Après
une heure d’entretien entrecoupé de silences sans fin, il me propose d’engager
un travail avec lui à raison de cinq séances par semaine. À la seule condition
que je vienne à ses consultations par mes propres moyens.
J’ai gardé de ce Golgotha le vertige du trajet que je devais
emprunter pour me rendre chez lui. Les tentacules des rues, le guet-apens des
croisements estampillés de feux rouges, le fracas des voitures passant près de
la mienne, la panique de devoir garer ma voiture pour poursuivre ma route à
pied : chaussée mouvante à chaque pas, carrefours creusés d’abîmes, immeubles
inquiétants, prêts à s’effondrer sur moi. Peur du vide, terreur
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