Grand-père
– des scènes et des disputes qui nous ont opposés lors de
notre séparation, des scènes et des disputes qui lui rappelaient furieusement
ses échecs avec ses différentes femmes. »
Aujourd’hui, je dirais que cette « punition » me
permet de me distancier de mon grand-père et de proclamer haut et fort que la
seule et magnifique création qu’il nous ait offerte – et qui m’est la
plus chère – est la naissance de mon père.
Même s’il était absent.
Les guirlandes suspendues dans le ciel au-dessus des rues de
Golfe-Juan, les vitrines scintillantes, la foule des grands jours, les
boutiques regorgeant de cadeaux, les haut-parleurs nichés dans les platanes, répandant
des chants sacrés sur une musique nasillarde…
Dans deux jours, c’est Noël.
Lorsque nous sommes allés lui apporter sa tasse de thé, ma
mère a ouvert les yeux et nous a murmuré avant de se rendormir :
— Votre père a téléphoné. Il essaiera de passer pour
vous remettre le cadeau de Picasso.
Le cadeau de Picasso. Le cadeau unique associant mon
grand-père, mon père et ma mère. Le cadeau obligé et sacro-saint que les
secrétaires de Picasso, qui ne nous connaissent pas, ont choisi à l’image
toute-puissante du grand maître dans les boutiques à la mode de Cannes. Pour
moi, un carré de soie de chez Hermès ou une poupée de prix dénichée chez un
grand antiquaire. Pour Pablito, une gourmette en argent ou alors une épingle à
cravate.
Des cadeaux sans âme et sans cœur. Une corvée bureaucratique
des larbins de mon grand-père qui, en carottant un peu dans chaque magasin, se
font, sur le dos de leur patron, une prime de fin d’année.
Mon père est passé en coup de vent. Pour une fois, ma mère
ne l’a pas harcelé de reproches. Il a déposé nos cadeaux sur la table et a
attendu religieusement que Pablito et moi les libérions de leur emballage
richement enrubanné.
Le mien contenait un stylo et un porte-mine en argent, celui
de Pablito, un portefeuille en cuir rehaussé de ses deux initiales.
— Une fois de plus, votre grand-père vous a gâtés, s’est
écrié mon père.
— Ce sont des objets de valeur, a répliqué ma mère. Je
vous les donnerai quand vous serez plus grands.
Retirés dans notre chambre, Pablito et moi essayons de nous
distraire. Pablito joue aux cow-boys et aux Indiens avec ses soldats de plomb. Moi,
je m’amuse avec Lélanta, la poupée que m’a offerte, il y a longtemps, ma
grand-mère Olga. Lélanta est ma compagne de misère. Je l’emmène en été sur la
plage ou bien aux îles de Lérins. Elle nage avec moi dans les calanques où j’aime
me baigner, se fait sécher au soleil, devient ma confidente. À la maison, quand
trop de papillons noirs virevoltent dans ma tête, je range ses vêtements dans
une petite valise, la serre dans mes bras et lui souffle à l’oreille : « Allez,
viens, on part faire notre vie. »
Notre fugue se limite à quelques pas dans la rue Chabrier, le
temps d’une bouffée de liberté aussi vite étouffée par le remords d’abandonner
ma mère et surtout mon frère Pablito.
J’aimais aussi opérer Lélanta. Avec un couteau de cuisine, je
lui ouvrais le ventre, la vidais de son kapok. Mon frère m’assistait, réglait
chacun de mes gestes, donnait son diagnostic :
— Certainement les nerfs, disait-il d’un air grave. Il
faut lui arracher l’histoire qui la ronge.
L’histoire qui nous rongeait.
Noël, quand on était enfants, c’était aussi ma grand-mère
Olga. J’étais encore petite mais je sais que ce jour-là, comme tous les
dimanches, elle venait de Cannes en autocar, déjeunait avec nous et repartait
avant la nuit tombée. Pour Noël, elle arrivait toujours avec un petit sapin qu’elle
empaquetait dans du papier journal pour qu’il ne perde pas ses aiguilles. Elle
déballait ce sapin devant nous, y accrochait des boules et des guirlandes qu’elle
sortait par magie de son sac, l’installait dans un coin de notre chambre. Ensuite,
elle offrait à chacun son cadeau : une boîte de soldats et des petites
voitures pour Pablito et, pour moi, une peluche ou une vraie poupée, une poupée
que je pouvais toucher, caresser, tripoter sans être obligée d’aller me laver
les mains.
Ma grand-mère Olga reste pour moi l’idéal des grand-mères, une
sorte de magicienne qui avait le don d’aplanir toutes les difficultés, d’apprivoiser
les démons de ma mère, de rehausser l’image de mon père, de
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