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Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marina Picasso
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d’être
claquemurée dans ce quartier dans lequel je me perds chaque fois. Parcours du
combattant jalonné de leurres et d’embûches : passages cloutés à traverser
selon un certain rite, lignes de trottoir sur lesquelles il ne faut pas marcher
sous peine de…
    Sous peine de tomber dans le néant et de perdre mon âme.
    Enfin, le porche aux pierres décrépies, l’ascenseur et ses
galets hoquetant à chaque étage, ses panneaux métalliques s’ouvrant dans un
chuintement, le palier blafard et cette porte avec son bouton de sonnette
surmonté d’une carte de visite discrète : « P.-A. Duvanel. »
    J’ai peur. Je suis en nage.
     
    Je suis sur le divan. M. Duvanel  – au début, j’avais
tendance à l’appeler docteur  – a pris place sur un siège derrière moi. Ne
pas avoir à affronter son regard m’arrange. J’ai si honte de moi.
    Je fixe la bibliothèque où se trouvent rangés des livres
symétriques, quelques statuettes, une photo de Françoise Dolto, ne parviens pas
à prononcer un mot. Duvanel respecte mon silence : un silence fourmillant
de cris qui ne veulent pas sortir, de larmes qui m’étouffent… et, très loin, derrière
moi, la voix du thérapeute :
    — Ce sera tout pour aujourd’hui, madame.
    L’entretien a duré vingt minutes. Un entretien muet.
    J’éclate en sanglots.
     
    Trois mois de silence et de torrents de larmes charriant des
tonnes et des tonnes de boue. Ma mère, mon père, Picasso, la souffrance de
Pablito, celle de ma grand-mère faisaient partie de cette boue gluante, poisseuse,
répugnante : mon père et sa servilité, Picasso éclipsant mon grand-père, Pablito
et son regard perdu sur son lit d’hôpital, ma grand-mère, ses jambes
dissimulées sous son manteau de vison.
    Tous morts. Seule survivante, ma mère névropathe, délirante,
fantoche.
    Moi aussi, je suis un fantoche sur ce divan austère où je
meurs à chaque mot qui s’exhale de ma bouche.
    Les mots. Ceux qui font l’amour et ceux qui font la guerre, l’amnésie,
le lapsus, le souvenir occulté, la métaphore, la vérité, la contre-vérité, l’identification,
la libre association : « mer et mère », « ciel et fiel »,
« amour, mort »…
    Les mots : êtres vivants.
    Et l’attente : celle de la douleur qui s’enchevêtre
dans le ventre, que l’on veut arracher…
    — Précisez votre pensée !
    … que l’on doit regarder bien en face et prendre à
bras-le-corps :
    — C’était à La Californie …
    Et bientôt, le présent :
    — C’est à La Californie … Je suis avec mon père… Il
marche de long en large… Il se sert un verre de…
    Un voile. Le trou noir. Je ne sais plus ce que je viens de
dire.
    — Ce sera tout pour aujourd’hui, madame.
     
    Certaines séances me ramenaient aux corridas où nous
entraînait mon grand-père. Assise à ses côtés, j’étais épouvantée par le bruit,
les couleurs, la sauvagerie de ces aficionados exigeant, hurlant la mise
à mort.
    J’étais pour le taureau.
    Sur le divan de mon analyste, pour retrouver le droit de
vivre, c’est à ma mise à mort que je dois travailler…
    Dans le coin d’ombre où m’a acculée ma souffrance.
    Combien de piques ai-je reçues dans cette arène librement
consentie. Combien de coups de corne ai-je donnés pour sortir du cul-de-sac de
ma vie. Combien de planches de callejón ai-je fait voler en éclats. Et
toutes ces banderilles me harponnant en pleine charge, et toutes ces estocades
faisant jaillir le sang bouillonnant de mes poumons en feu. Je le sais
maintenant, j’étais un toro bravo , comme le claironnait Picasso quand un
taureau combattait héroïquement avant que les chevaux ne traînent son cadavre
pour laisser le champ libre à une nouvelle course.
    J’étais un toro bravo .

5
     
     
    Lorsque notre grand-mère Olga s’en est allée, ni Pablito ni
moi n’avons pleuré. Notre désarroi était au-delà des larmes. Plus jamais son
sourire, ses paroles rassurantes. Plus jamais sa bonté, plus jamais ces moments
délicieux devant une tasse de thé prise à son chevet : « Pablito, un
nuage de lait ? » « Marina, une rondelle de citron ? »
    Ce thé que j’ai gardé en bouche. Saveur d’un paradis perdu.
    Bouffées de colère aussi, bouffées de colère à l’égard de
Picasso, qui jamais n’est venu lui demander pardon sur son lit de souffrance
alors qu’il habitait tout près de la maison de santé où elle a terminé ses
jours.
    Ses pinceaux ne lui

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