Grand-père
toiles que tu m’as
demandées. Elles sont dans la voiture.
La dérobade, le faux-fuyant, la peur.
Une fois de plus, la peur de déplaire au puissant Minotaure, deus ex machina de son piteux destin.
Grand-père ne relève pas. Il se contente de sourire.
— Paulo, finit-il par lâcher, dimanche prochain, Dominguin
doit toréer en Arles. Tu m’accompagneras.
Et d’ajouter en se tournant vers nous :
— Si ça te fait plaisir, emmène Pablito et Marina. Après
tout, ils ont du sang d’Espagne.
La visite est terminée. En gratification, Pablito et moi
remercions grand-père de nous avoir offert cette bonne journée. Il se penche
vers nous, accepte notre baiser et nous lance en riant :
— ¡ Hasta la vista, muchachos ! ¡ A
domingo pr ó ximo !
Nous nous dirigeons vers la grille devant laquelle notre
père décharge les toiles enfermées dans le coffre de l’Oldsmobile. Il les
emporte à l’intérieur de la maison, nous demande de l’attendre sagement.
Il revient, le pas souple et la mine réjouie. Manifestement,
mon grand-père s’est montré charitable. Non pas avec son cœur mais avec son
argent.
Ce soir, nous mangerons une pizza achetée chez Da Luigi ,
la trattoria du port de Golfe-Juan.
Une tranche de luxe.
6
« Monseigneur ne veut pas qu’on l’ennuie. »
Tête basse, nous rebroussions chemin. Grand-père appartenait
aux autres. Il n’était pas pour nous.
Nous n’arrivions pas à comprendre pourquoi tant de gens l’admiraient.
A-t-on le droit d’admirer une personne qui refuse sa porte à des enfants ?
Pourtant, des gens disaient que cet homme était plein d’attentions.
Ils l’avaient vu raccompagner des amis au portail de La Californie , cueillir
pour eux des citrons du jardin. Il offrait des croquis à Eugène Arias, son
coiffeur de Vallauris, des dessins à Michele Sapone, son tailleur niçois. Il
avait même dédicacé une assiette à son chien.
Pour nous, rien.
Il était Picasso.
D’autres visites – les plus belles celles-là – voyaient
mon père détendu, mon grand-père joyeux. Ils parlaient de l’Espagne, des
cousins qui y vivaient toujours, de projets de voyage, s’étreignaient dans un
cordial abrazo .
On retenait notre souffle de peur que ce bonheur ne s’évanouisse.
Et puis, il y avait ce que grand-père appelait « la
bande des enfants » avec Paloma et Claude – les enfants de Françoise
Gilot –, Catherine Hutin – la fille de Jacqueline Roque – et
nous, les enfants de Paulo. Tous du même âge à deux ou trois ans près. Oncle, tante,
nièce et neveu en culottes courtes, tous espiègles et rebelles dans le désordre
anarchique de La Californie : marelle sur la mosaïque du hall, chat
perché dans les arbres et sur les statues du jardin, parties de cache-cache
dans le capharnaüm de l’atelier, courses-poursuites endiablées dans les
escaliers menant aux étages supérieurs, chahut, tapage, cacophonie encouragés
par les cris de joie de Picasso, le père des uns, le grand-père des autres. Pour
tous, un compagnon de jeu.
Ces instants me paraissaient magiques. Enfin nous étions
reconnus et, lorsque au tirage au sort c’était à moi d’avoir les yeux bandés au
jeu de colin-maillard, de peur de perdre du regard une once de ce miracle, je
hurlais :
— Je ne veux pas pas voir . Laissez-moi, je ne
veux pas pas voir .
« Pas pas voir . » Deux négations valent une
affirmation. Je voulais recueillir chaque miette d’un bonheur d’exception.
C’était le temps béni où Paloma et Claude étaient encore
reçus à La Californie , avant que leur mère ne décidât d’ouvrir la porte
de la cage dans laquelle Picasso l’avait trop longtemps enfermée.
C’était le temps béni où Pablito et moi n’étions pas encore
témoins des violences entre notre mère et notre père.
C’était le temps béni où nous avions le droit de n’être que
des enfants.
Il nous arrivait parfois de passer une nuit tous ensemble
dans une chambre aménagée en dortoir. Jamais plus d’une nuit. Notre présence
perturbait Picasso dans son travail et dérangeait Jacqueline Roque qui voulait
être seule avec son Monseigneur dans la prison dorée qu’elle dressait
autour de lui.
Il y avait aussi les visites où Pablito et moi n’osions pas
manifester notre présence. C’était ordinairement celles où mon père essuyait
devant nous les reproches de son père : « Tu ne sais pas les élever »,
« Ils ont
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