Grand-père
ombre.
— Je vous ai fait attendre ?
Cette voix sans gaieté, c’est grand-père. Nous ne l’avons
pas vu entrer. Est-il venu du ciel ?
— Bonjour, Pablo, souffle mon père, les enfants avaient
envie de te voir…
Picasso nous salue de son regard de braise.
Bien avant Notre-Dame-de-Vie , il y avait eu le
château de Vauvenargues flanqué de ses quatre tours et percé de ses quarante
fenêtres. Cheveux balayés par le mistral, yeux plissés par le soleil des
vacances, je les ai toutes comptées. Nous y accompagnions notre grand-père et
notre père pour la corrida des vendanges qui se donnait en Arles. Nous y
allions parfois sans Picasso et, pour nous faire peur, notre père nous disait
qu’il était hanté par le fantôme de son premier propriétaire, Luc de Clapiers, marquis
de Vauvenargues…
Comment aurais-je pu imaginer qu’un jour du mois d’avril
1973, celui de Picasso viendrait l’y rejoindre au pied de la montagne
Sainte-Victoire où flotte l’ombre de Cézanne ?
Genève et mon divan de torture. Ma planche de salut. Je
pleure. Je ne sais que pleurer et je me sens fautive.
— Pourquoi n’ai-je pas su voir ?…
Derrière moi, la voix de l’analyste :
— Pas su voir ? Soyez claire…
Je me tais. Comment traduire les émotions qui s’affrontent
en moi ? Impressions de regret, d’amour, de rancune.
J’ai mal.
Pourquoi n’ai-je pas compris que Picasso était indifférent à
tout ce qui n’était pas son œuvre ? Le cœur de sa vie n’était ni Pablito, ni
moi, ni mon père, ni ma mère, ni Olga, ma grand-mère, ni les femmes qui sont
mortes de lui. Une seule chose comptait : la peinture et rien d’autre. Pour
créer, il lui fallait anéantir tout ce qui gênait sa création.
« Un tableau », disait-il à Christian Zervos, le
fondateur de la revue Cahiers d’art , « un tableau est une somme d’additions.
Chez moi, un tableau est une somme de destructions. »
Nous qui quêtions un regard, comment comprendre qu’il devait,
nous aussi, nous détruire…
« Monseigneur n’est pas là. »
Monseigneur ne pouvait pas être là. Ni pour nous ni pour ses
autres victimes.
Nous n’étions que les scories de son art.
— Ce sera tout pour aujourd’hui, madame.
7
Arles, les cris des vendeurs de coussins courant dans les
travées : coussins rouges, orange, violets, bleus que le public s’arrache
pour être mieux assis sur les gradins de pierre… aboiements des marchands de
glaces, de beignets, de cacahuètes, de boissons… clameur de la foule, essaim
bourdonnant, excité, fanatique, on est venu voir le sang couler.
Dans l’arène, les peones nivellent l’ocre du sable
fraîchement arrosé.
C’est l’heure où le soleil dessine ses coins d’ombre et ses
coins de lumière où le taureau choisira de se battre.
Et là, au premier rang, mon grand-père, mon père et Pablito.
Trois générations d’Espagnols animés par la même passion : celle de braver
la vie et de défier la mort.
Moi, je n’existe pas.
La corrida est une histoire d’hommes.
Je suis une paria.
Tout au haut des gradins, les hérauts font sonner leurs
trompettes. À ce signal, les alguazils deux cavaliers vêtus de noir à la
mode du règne de Philippe II, traversent la piste au galop et pilent
devant la loge du président. D’un geste, il leur accorde le privilège d’ouvrir
la corrida. Debout sur les gradins, la foule les acclame.
Le clan des Picasso – Pablo, Paulo, Pablito – n’a
pas bronché. On ne se mêle pas à la liesse du peuple.
Au son des cuivres, le paseo commence. Du passage
donnant sur la cour des chevaux, les matadors au nombre de trois pénètrent dans
l’arène. Cape de parade drapée autour de leur bras gauche, ils marchent à
petits pas, menton dressé, buste bombé.
Le soleil brille sur l’or de leurs habits.
La fièvre met le feu aux yeux des Picasso. Eux aussi vont
combattre. Ils se sourient, échangent des regards et se rendent hommage.
— ¿ Qué tal, Pablo ?
— ¡ Muy bien, hijo ! Luis Miguel m’a promis
une belle course.
Luis Miguel : Dominguin, le matador que tous les aficionados
sont venus spécialement honorer aujourd’hui, Dominguin, l’homme qui compte dans
sa carrière plus de deux mille taureaux combattus et tués au fil de son épée, Luis
Miguel Dominguin que les Picasso – Pablito compris – ont rejoint ce
matin à l’hôtel Nord-Pinus alors qu’il vêtait son habit de lumière :
une
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