Grand-père
Olga, souviens-toi
de ses mots :
« Pour l’instant, tu es le petit-fils du grand peintre
mais, bientôt, tu seras le grand fils du petit peintre. »
Tes amis du cours Chateaubriand ont compris le message. Par
leur élan de générosité, ils ont témoigné que tu étais plus grand, infiniment
plus grand que Picasso, le peintre.
Cimetière protestant de Cannes. Dans le parterre des amis et
des intimes de Cannes et de Golfe-Juan, se cache un homme.
Il pleure.
Cet homme, c’est mon père.
J’étais trop percluse de chagrin pour oser espérer qu’il
viendrait demander pardon à son enfant.
13
Je suis indifférente à tout. Je me lève, me douche, marche
dans la maison, croise les gens, les choses sans les voir. Je n’ai pas de
révolte, de désir, d’espérance. Je sais seulement que Pablito est mort.
Tout le reste est futile.
Mienne – dans mon cœur, je n’ai plus le courage de la
voir comme une mère – ne cesse de parler de sa détresse.
— Ton frère. Ah, ton pauvre frère !
Elle pleure, se lamente, se grise de chagrin.
— Je vais écrire un livre. Tout sera consigné. Picasso
et moi… Picasso et ton père… Picasso et ton frère. Tout, tout, je dirai tout.
Elle est reprise du syndrome Picasso. Elle accorde des
interviews, happe les gens sur son passage. L’épicier, le boulanger, le boucher,
le droguiste et toute leur clientèle deviennent ses otages.
— Ah, si seulement vous viviez mon calvaire !
Elle parle de notre pauvreté, des sacrifices qu’elle a dû
consentir, de son abnégation, des épreuves qu’elle a endurées, des affronts qu’elle
a essuyés alors que Picasso, l’infâme Picasso, croulait sous ses milliards.
— Il fallait l’implorer pour une bouchée de pain.
Chacun compatit à sa peine. Souffrir autant mérite la
considération.
Cet étalage du malheur me soulève le cœur. Je refuse d’exprimer
ma souffrance. Je me tais et me terre. Murée dans le silence, je passe pour un
être insensible. Une créature sans cœur que sa mère rejette avec férocité.
— Il n’y a pas de justice. C’est toi qui aurais dû
mourir.
Moi et pas Pablito. Je suis une fille. Je fais partie de
ceux qu’elle n’aime pas.
Pour me faire aimer d’elle, je me plie à toutes ses
exigences. Je m’occupe de la maison, des repas, fais tout ce qu’elle me demande.
Je m’étiole, dépéris, deviens anorexique. Cela lui est égal. Je ne compte pas
pour elle.
Je reprends mon travail à l’hospice, retrouve mes enfants
autistes et schizophrènes. Je ne supporte plus leurs cris, leur folie, leur
misère. J’ai trop baigné dans celle de Pablito.
Il faut que je fuie et mette de la distance entre ma mère et
moi, entre la confusion de ma vie ordinaire et la réalité. Je veux me retrouver,
me donner une chance, oublier tout pour rester enfin seule avec le souvenir de
mon frère.
Je quitte mon travail et pars pour Londres. J’ai trouvé
là-bas un foyer d’étudiantes qui, pour une somme modique, accepte de m’héberger.
Ce foyer – la LTC School – reçoit des jeunes filles venues de toute
l’Europe : des Allemandes, des Italiennes, des Espagnoles, des Anglaises, bien
sûr. Pour m’étourdir, je sors le soir avec mes camarades, assiste à des matches
de football, parcours la ville entière et, pour vivre, accepte des petits
boulots : baby-sitter, disquaire, vendeuse dans un magasin de fringues. Les
jours de blues, je téléphone à ma mère. Malgré tout le mal qu’elle me fait, j’ai
besoin d’entendre sa voix. Quand elle ne me raccroche pas au nez, elle répond
qu’elle n’a pas le temps de me parler :
— Tu tombes toujours mal.
C’est vrai, je tombe toujours mal.
Délibérément, j’escamoterai tout un pan de ma vie.
Comme dans les contes de fées, il pourrait commencer par « Il
était une fois » et finir par « Ils eurent beaucoup d’enfants ».
Ce « Il était une fois » commence lorsque j’avais
quinze ans. Mon prince – car, évidemment, il ne peut s’agir que d’un
prince – était médecin. Il était grand et avait les yeux bleus. Dans ma
candeur d’enfant, il était paré de toutes les vertus. Un médecin ne peut que
soulager le mal et j’avais tant de mal. Je pensais que c’était un homme comme
lui que j’épouserais un jour. Ingénue, je l’idéalisais et me voyais déjà la
tête sur son épaule. Une épaule de médecin. J’amalgamais l’homme et sa
profession.
Il
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