Grand-père
Fontonne : un geste d’une grande humanité auquel je rends hommage. Même
si plus tard, devenue héritière, j’ai pu la rembourser, j’applaudis son cœur et
son courage.
Sa fantaisie aussi. Ainsi cette lettre qu’elle m’envoya plus
tard, cette lettre qui disait : « Maintenant que tu es libre et, puisque
tu me demandes ce qui me ferait plaisir en échange de ce que j’ai fait pour toi
et Pablito, achète-moi un hélicoptère. »
Je me plais à penser que cet hélicoptère était une boutade. Ou
alors de la pudeur.
Une pudeur extrême.
Après un mois et demi, mon père se manifeste enfin à l’hôpital
de la Fontonne. Une infirmière m’annonce qu’il patiente à l’entrée du service.
— Pablito, il aimerait te voir.
Pablito tourne son visage vers moi. Le fait de parler l’épuise.
Je me penche sur lui et répète.
— Pablito, il aimerait te voir.
Il sourit d’un air triste et me glisse tout bas :
— Dis-lui qu’il est trop tard. Je n’ai rien à lui dire.
Mon frère ne pèse plus que vingt-huit kilos. Une sonde le
nourrit. Plus jamais il ne récupérera ses fonctions digestives. Il est condamné
à vivre comme un infirme. Malgré tout, nous faisons des projets :
— Tu verras, on ne se quittera plus.
— J’écrirai ?
— Tu écriras, Pablito.
— Dis-moi, comment ça sera ?
— On trouvera une maison pour nous deux. Tu auras ta
chambre et moi j’aurai la mienne. On achètera des rideaux pour mettre aux
fenêtres. Tu auras ton bureau, ta machine à écrire.
Ensoleiller l’avenir pour qu’il croie à la vie et oublie sa
souffrance.
Mercredi 11 juillet. On a remonté Pablito dans une
chambre. Les médecins lui ont enlevé ses perfusions. Je sais ce que cela
signifie. Il n’y a plus d’espoir.
Surtout ne pas pleurer et essayer de sourire.
— Tu sais, Marina, je commence à me sentir bien. Je ne
souffre plus.
Il ne sait pas qu’on l’a mis sous morphine.
— Repose-toi, Pablito. Bientôt tu seras guéri. Maintenant,
il faut que je m’en aille. Je reviendrai demain.
Il faut que je quitte cette chambre, je veux qu’un médecin
me parle. Je veux la vérité. Quelle qu’elle soit, je veux la vérité.
Au regard sombre de l’interne de garde, je comprends que mon
frère est perdu. Je ne veux pas y croire. Ce serait trop injuste.
— II… il ne va pas mourir ?
— Rentrez chez vous, me dit-il sur un ton apaisant. S’il
arrive quelque chose, je vous promets de vous téléphoner.
Recroquevillée dans un fauteuil, j’attends que le jour se
lève. Ma mère, abattue de chagrin, est allée se coucher. Je consulte ma montre.
Il est quatre heures moins le quart et chaque seconde compte.
Demain. Vivement qu’on soit demain.
Quatre heures. Le téléphone. Ce maudit téléphone. Je
décroche, angoissée, chancelante, effrayée.
— C’est fini, votre frère s’est éteint.
Nous sommes le 12 juillet. Après un supplice de trois
mois, Pablito a poussé son dernier souffle. Il est mort.
La médecine n’a rien pu faire pour lui. Picasso non plus.
La presse se déchaîne. À la radio, à la télévision, dans
tous les magazines, on ne parle que de la disparition de mon frère. Ou plutôt
de la mort du « petit-fils Picasso ».
« Il s’appelait Pablo. Pablo comme son grand-père… »
Il a enfin le droit de porter son prénom. Son prénom dans la
mort.
Toujours sans nouvelles de mon père qui, de toute évidence, a
appris le décès de son fils. Comment pourrait-il en être autrement après tout
le tapage que les journalistes ont fait autour de son suicide ?
Je ne veux plus le voir mais j’ai besoin de lui ou plutôt de
son accord afin que Pablito repose auprès de sa grand-mère Olga. M e Ferrebœuf, un tout jeune avocat d’Antibes, accepte de lui écrire. Gratuitement,
bien sûr. Comment faire autrement ? Pour une fois, la réponse est rapide :
« Je ne vois pas d’objection. »
Reste à trouver les fonds pour payer les obsèques. Je suis
désespérée. Où trouver cet argent ? Nous n’avons pas un sou.
À Cannes, aux terrasses des cafés, des étudiants parlent
entre eux à voix basse. Discrètement, ils sortent un billet de leur poche, le
glissent à l’un de leurs camarades. Un autre, assis à une table, inscrit leur
nom sur une liste.
L’argent qu’ils collectent, sans me le faire savoir, servira
à acquitter dans sa totalité la sépulture de Pablito.
Pablito, toi qui dors auprès de ta grand-mère
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