Grand-père
m’annonce :
— Nous ne pouvons pas nous prononcer encore. Il faut
attendre qu’il passe le cap des quarante-huit heures.
— Accroche-toi, Pablito !
12
Salle de réanimation. Sur son lit, Pablito est inerte. Branché
à des tubes introduits dans sa bouche, son souffle est saccadé. Sur un écran de
contrôle oscillent les battements de son cœur. Un appareil surveille sa tension.
Fil d’Ariane tissé entre la mort et lui, une multitude de perfusions le relie à
la vie.
Sa main dans la mienne est si douce. Si douce et si fragile.
La salle de réanimation et maintenant, après tant de
semaines, le service de soins intensifs. Pablito a subi toute une série d’opérations
pour tenter de sauver son œsophage, son estomac, ses intestins saccagés par le
chlore. Une sonde le nourrit. Les médecins, sans conviction, envisagent
plusieurs greffes. Ils doivent y renoncer. Les lésions sont trop importantes et,
pour ce type d’interventions, il faudrait l’envoyer dans un service de pointe à
Marseille ou à Paris.
Pour ce transfert qui pourrait le sauver, où trouver de l’argent ?
Il y aurait bien mon père ou Jacqueline qui, en tant qu’héritiers
de grand-père, obtiendraient facilement des fonds auprès d’une banque, mais ils
ne se manifestent pas. La disparition de Picasso les verrouille dans un univers
nébuleux et malsain. Ils n’ont plus d’assise. Ils ont perdu leur maître. Le
suicide de Pablito ne compte pas pour eux. Ils pataugent dans leur bel égoïsme.
Pablito peut enfin parler. Peut enfin me répondre.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Il n’y avait pas d’espoir. Pas d’autre solution.
— Pablito, on est jeunes. On pourra s’en sortir si tu
me fais confiance.
Il a le courage de sourire.
— Eh bien, tu vois, j’ai voulu m’en sortir. Je n’ai pas
réussi.
— Je suis là, Pablito. Tu peux compter sur moi.
Il me regarde, ne répond pas tout de suite et, quand il
parle enfin, ses propos sont terribles.
— Ils n’ont pas voulu de nous à son enterrement. Ils n’ont
pas voulu de nous dans leur vie. On n’a jamais pu compter sur notre père qui
est toujours resté à l’état de chrysalide. Maintenant que grand-père est mort, c’est
à Jacqueline qu’il est inféodé. Lâcheté et bassesse. L’empire Picasso a refusé
que tu fasses ta médecine. L’empire Picasso a admis ce travail de misère que tu
as dû accepter. L’empire Picasso t’a fermé toutes les portes. Il fallait que ça
cesse. Alors, tu sais quoi, Marina ?…
J’ai fait ma dernière fugue. Pour te sauver, j’ai fait ma
dernière fugue. C’est ce que je devais faire. Un geste à leur mesure.
— Je t’en prie, Pablito !
— J’ai voulu imploser, détruire de l’intérieur toute
notre souffrance. À présent, ils réaliseront que tu existes. Désormais, ils s’occuperont
de toi. Tout au moins pour l’opinion publique.
L’opinion publique – c’est-à-dire la presse – se
rue sur « le suicide du siècle ». Tout ce qui touche à Picasso
enfièvre les journalistes.
« Le petit-fils du peintre célèbre n’a pas voulu
survivre à la mort de son grand-père. Il avait vingt-quatre ans. »
« À l’ombre de Picasso, son petit-fils Pablito vivait
dans la misère. »
À l’affût du scandale, ils fouillent dans notre vie privée, interrogent
tous ceux qui nous ont approchés et aiment les ragots. Avec luxe de détails, ils
racontent nos conditions de vie, les exploitent, les amplifient. Nous devenons
victimes, souffre-douleur.
« À quelques centaines de mètres de la villa somptueuse
de leur grand-père, ils vivaient dans le plus grand dénuement. »
Notre mère n’est peut-être pas étrangère à ce genre de
potins. Je l’ignore et ne veux pas savoir.
Seul compte mon frère.
Aucun signe de vie de Maya, de Claude, de Paloma, de mon
père. Ont-ils honte ou craignent-ils les révélations de la presse ? Pourquoi
ne se montrent-ils pas ? Le désespoir serait-il contagieux ?
Seule Marie-Thérèse Walter s’est approchée de nous avec
beaucoup de gentillesse et de générosité. Elle est venue voir ma mère et lui a
dit :
« J’ai deux tableaux de Picasso. Je vais essayer de les
vendre. »
À la mort de mon grand-père, ne pouvant plus prétendre à la
maigre pension qu’il lui allouait, elle n’avait plus d’argent. Cependant, elle
a cédé ces toiles pour nous venir en aide les trois mois où Pablito est resté à
la
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