Hannibal, Sous les remparts de Rome
revoir après tant d’années. J’ai longtemps redouté
qu’Antiochos ne te fasse payer cher ta générosité à mon égard.
— Je
t’avais expliqué que je n’avais rien à craindre. Grâce à toi, j’ai pu
m’installer à Tyr et devenir l’associé d’Ariston pour lequel je parcours tous
les ports de la grande mer.
— Es-tu
allé récemment dans ma cité natale ?
— Il
y a deux ans de cela, je me suis rendu à Carthage. En me promenant dans ses
rues, je t’imaginais enfant, jouant avec tes frères ; dans les tavernes,
il me suffisait de mentionner ton nom pour qu’aussitôt, des hommes viennent
s’attabler à mes côtés. Ils avaient jadis combattu sous tes ordres et je t’ai
parfois maudit intérieurement car je devais rester de longues heures à écouter
leurs récits.
— As-tu
vu ma maison de Mégara ?
— L’entrée
m’en a été interdite par un garde. Elle appartient désormais à un nommé Bostar,
le petit-fils de Carthalon, un vieil ennemi de ta famille. Je suppose que les
espions du Conseil des Cent Quatre savaient qui j’étais et redoutaient que tu
ne m’aies chargé d’une mission particulière. Ils avaient dû informer leur
collègue de ma présence et celui-ci avait pris ses précautions.
— Je
connais ce Bostar de réputation. Après ton départ, il a dû faire fouiller la
bâtisse de fond en comble, imaginant que des trésors, que tu étais chargé de
retrouver, y étaient dissimulés. Le malheureux en aura été pour ses
frais ! Parlons d’autre chose car le seul nom de Mégara éveille en moi
trop de souvenirs douloureux. Que se passe-t-il à Rome ?
— Ton
vieil ennemi, Publius Cornélius Scipion, est mort, il y a peu, dans sa retraite
de Literne, en Campanie.
— Je
ne savais pas qu’il avait abandonné la vie publique.
— Ses
ennemis au Sénat l’y ont contraint.
— De
quelle manière ?
— Marcus
Porcius Caton a fait ouvrir une enquête sur l’origine des sommes qu’il avait
fait distribuer à ses soldats après avoir reçu l’émissaire d’Antiochos lorsque
ce dernier avait cherché à négocier une trêve. Le vainqueur de Zama n’a pas
supporté cette injustice. Il a rassemblé le peuple sur le Forum et l’a conduit
jusqu’au temple de Jupiter Capitolin afin d’implorer ce dieu de donner à la
cité de Romulus des dirigeants aussi honnêtes que lui. Des dizaines de milliers
d’hommes étaient descendus dans la rue pour l’accompagner et infliger de la
sorte un cinglant camouflet à ses accusateurs. Il aurait pu en profiter pour
obtenir leur bannissement. En fait, Publius Cornélius Scipion n’a pas supporté
cette atteinte à son honneur et a quitté la ville après avoir laissé à son
frère le soin de le défendre devant ses juges qui estimèrent plus prudent de
l’acquitter. Toutefois, il n’a jamais voulu réapparaître sur les bords du Tibre
après cette date. Son amertume était telle qu’il avait ordonné qu’on fasse
graver sur sa tombe, après sa mort, cette singulière épitaphe :
« Ingrate patrie, tu n’auras pas même mes os ! »
— Je
reconnais bien là son orgueil. Sais-tu que, de tous les membres de
l’aristocratie romaine, les Scipions sont les seuls à ne pas pratiquer la
crémation de leurs défunts ? Quand l’un de ses lointains parents trouva la
mort sous les murs de notre ville, mon père, Hamilcar, rechercha son corps et,
ignorant ce détail, le fit brûler sur un bûcher. La gens Cornélia ne lui en
voulut pas, tout au contraire, parce qu’il avait cru bien agir de la sorte. Ce
geste a créé entre nos deux familles une complicité tacite et une admiration
mutuelle qui étonnaient tous les observateurs. N’étions-nous pas sans cesse
opposés les uns aux autres sur les champs de bataille ? Et ils seront
encore plus surpris d’apprendre ma dernière volonté que je te charge
d’exécuter. Lorsque mon dernier jour sera venu, je te confie le soin de veiller
à l’incinération de mon cadavre. Tu placeras mes cendres dans une urne déposée
dans un tombeau que j’aurai fait construire et sur lequel sera gravée
l’épitaphe suivante adressée à Carthage : « Ingrate patrie, tu
n’auras même pas mes cendres ! » Mes partisans tenteront de t’en
empêcher mais je te remettrai un document authentifié de ma main te donnant
tous pouvoirs pour agir de la sorte. Tant que la cité d’Elissa sera dirigée par
ces cupides négociants qui rampent devant Rome, je ne veux pas qu’elle
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