Hannibal, Sous les remparts de Rome
puisse
s’enorgueillir du privilège d’abriter ma dépouille [91] .
— Tu
peux compter sur moi. Le moment n’en est pas encore venu et je souhaite que tu
vives assez longtemps pour que cette mission incombe à l’un de mes fils. Tu me
parais d’ailleurs en parfaite santé.
— C’est
l’impression que je m’efforce de donner à tous ceux que je côtoie. Mon corps
n’a plus la vigueur d’antan mais, s’il le fallait, je pourrais encore mener de
longues campagnes militaires par tous les temps, sous la neige ou la canicule.
Je ne laisserai pas mes ennemis s’imaginer que je suis sur le point de rendre
l’âme et de les délivrer de leur principal souci d’inquiétude. Leur angoisse
est la meilleure de mes médications.
Pourtant,
à toi, mon vieil ami, je dois confier qu’un mal intérieur me ronge, plus
insidieux que la douleur physique. Il s’agit de l’ennui. Ici, je me morfonds
dans une solitude intolérable et chaque jour qui se lève est comme un supplice
nouveau. J’en suis réduit à me préoccuper de choses futiles pour m’abrutir de
travail et pouvoir m’écrouler de fatigue sur ma couche dès le soir venu.
— As-tu
au moins des amis ou des compagnes pour te distraire et te tenir
compagnie ?
— Non,
je vis comme une bête sauvage sortant rarement de sa tanière. Mes derniers
serviteurs puniques sont morts depuis longtemps et je n’ai plus personne avec
qui parler ma langue maternelle dans laquelle j’éprouve de plus en plus de
peine à m’exprimer. Au fond, je suis devenu un Grec d’Asie.
— Cela
nous honore et c’est bien ainsi que nous te considérons. Mais tu ne peux
oublier que tu es né carthaginois et que beaucoup de tes compatriotes espèrent
ton retour.
— Aucun
n’est venu me le dire.
— Je
t’ai apporté des messages de tes partisans.
— C’est
vrai mais nul d’entre eux n’a quitté les siens pour apporter un peu de
réconfort à un vieillard solitaire.
— Tu
es seul parce que tu le veux bien. Un homme de ta renommée devrait pourtant
faire tourner bien des têtes féminines.
— Je
ne me fais aucune illusion à ce sujet. J’ai été assailli de demandes en mariage
par des aristocrates bithyniennes dont certaines appartiennent à la dynastie
royale. J’ai eu du mal à repousser leurs avances. Imilcé a été ma seule épouse
légitime et, par respect pour sa mémoire, je n’entends pas prendre une autre
femme.
— Jadis,
alors qu’elle vivait loin de toi, tu ne dédaignais pourtant pas l’amitié de
certaines courtisanes. Elle le savait et jamais elle ne te le reprocha.
— Nous
avions conclu un pacte et je l’ai toujours respecté. Tu peux m’objecter que sa
mort m’a délivré de mes engagements. C’est exact. Je pourrais prendre une
maîtresse mais, au fond de moi, je sais que je n’aurais pas la patience de
supporter le caquetage d’une péronnelle qui se vanterait partout de m’avoir
fait prisonnier. Je déteste le babillage des prostituées et je me rends compte
que ma compagne, tout en prétendant me vouer une affection débordante, n’aurait
qu’une seule préoccupation en tête : faire main basse sur mes richesses
dissimulées en lieu sûr.
— Ce
que tu me dis m’attriste. Y a-t-il un moyen de te redonner espoir dans
l’existence ?
— Non.
Je suis déjà mort bien que je sois encore en vie. Le trépas sera l’ultime
faveur que m’accordera Melqart, le dieu qui m’a toujours protégé. Ce sera pour
moi une délivrance.
— Le
suicide pourrait te l’apporter.
— Je
m’y refuse car ce serait admettre ma défaire. Je ne veux pas que Rome et plus
encore Carthage aient raison de moi, soit par leur cruauté, soit par leur
ingratitude. Tant que ma sécurité ne sera pas réellement menacée, je
continuerai à vivre ici.
— Je
dois te mettre en garde car j’ai eu vent de certaines informations
inquiétantes. Eumène de Pergame ne t’a toujours pas pardonné la cuisante
défaite navale que tu lui infligeas il y a de cela des années. Je sais qu’il a
récemment envoyé des ambassadeurs à Rome pour dresser le Sénat contre Prusias
et dénoncer ta présence à la Cour de celui-ci. Titus Quinctius Flaminius, que
tu connais bien, est en route pour ces régions, porteur d’un ultimatum. Ton
hôte doit conclure à nouveau un pacte d’amitié avec Rome et l’une des
conditions figurant dans le projet de traité est qu’il te livre aux Romains.
— Il
lui faudra de longs mois pour parvenir
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