Haute-savane
quand il arriva devant la porte de sa femme, celle-ci refusa de s’ouvrir.
— Madame fait dire à monsieur qu’elle ne veut être dérangée à aucun prix, lui dit Fanchon qui apparut à cet instant à moitié cachée par une brassée de satins et de mousselines. Elle est en retard dans ses préparatifs.
— Alors, dites-lui qu’elle essaie de rattraper ce retard, fit Gilles sèchement. Nous partons dans une heure. Pas une minute de plus car j’ai à faire au Cap chez maître Maublanc.
En effet, depuis la dramatique nuit qu’avait vécue « Haute-Savane », le notaire s’était transformé subitement en un collaborateur aussi obligeant qu’efficace. Quand il avait été certain qu’on n’avait plus guère à craindre un retour de Simon Legros disparu aussi radicalement de la surface de l’île que si la terre s’était ouverte sous ses pas, Maublanc s’était mis au service de Tournemine avec un empressement où semblait entrer une grosse part de soulagement. Il devait y avoir entre ces deux-là un ou plusieurs cadavres et le tabellion n’était pas fâché de voir son complice hors de combat. Le nouveau maître de « Haute-Savane » avait, en effet, dès le lendemain de la rébellion porté une plainte d’incitation à la révolte, de tentative d’assassinat par personne interposée et de grave contravention envers le Code noir. Le gouverneur La Luzerne avait fait placarder dans les villes et les villages un avis de recherche touchant le sieur Legros. Si celui-ci osait reparaître, il avait toutes les chances de finir sur l’échafaud, éventualité qui semblait remplir d’aise son ancien associé. Et Maublanc, depuis, faisait pour son nouveau client de la bonne besogne.
C’était grâce à lui que « Haute-Savane » avait été remeublée. Il avait accompagné Gilles à Port-au-Prince pour l’aider à acquérir les principales pièces d’une grande vente de meubles et d’objets de toute sorte qui avait eu lieu à la suite de la mort d’un des magistrats de la ville, disparu sans laisser d’héritiers. Dans la même succession, Tournemine avait trouvé à acheter une maison, petite mais agréable, située sur le cours Villeverd et qui servait de pied-à-terre au défunt lorsqu’il venait au Cap.
C’était lui, encore, qui avait négocié le rachat, dans les diverses habitations où ils avaient été vendus, des esclaves domestiques de l’ancienne habitation Ferronnet. Ainsi, les jumeaux Zélie et Zébulon, l’imposant Charlot qui avait été quelque peu maître d’hôtel et le couple Justin et Thisbé, cette dernière étant d’ailleurs la fille de Celina, avaient fait retour à la maisonnée.
Justin et Thisbé formaient un couple déjà mûr. La séparation (car l’un avait été vendu à l’indigoterie Hecquet-Leger au Terrier-Rouge et l’autre à la sucrerie Foache à Jean-Rabel, c’est-à-dire aux deux bouts de la grande région cultivée du Nord) leur avait été fort pénible. Gilles de Tournemine, ému par leur joie à se retrouver, les avait affranchis sur l’heure et leur avait confié comme serviteurs libres et dûment appointés sa nouvelle maison du Cap où tous deux faisaient merveille.
C’était dans cette maison que se rendaient, ce jour-là, les Tournemine pour s’y préparer au bal du gouverneur. Mais si Gilles avait espéré pouvoir s’expliquer avec Judith durant le trajet, il dut déchanter ; la jeune femme avait décidé de faire la route à cheval. Il décida donc d’en faire autant, laissant la voiture à Fanchon, à Zébulon et aux bagages.
Courtoisement, lui et Merlin laissèrent la tête du petit cortège à Judith et à sa jument Viviane, une jolie bête qui coquetait quelque peu avec l’étalon du chevalier et tout le voyage se passa à regarder voltiger d’épaisses nattes rousses sur le dos de Judith et la queue blanche de Viviane, sans que les deux époux échangeassent une seule parole. Mme de Tournemine n’avait même pas honoré son mari d’un regard quand, au moment du départ, il lui avait tenu l’étrier pour l’aider à se mettre en selle.
Il en fut de même à l’arrivée. À peine dans le jardin de la maison, Judith se laissa glisser à terre, jeta ses rênes à un négrillon que Thisbé avait adopté et ramassant la longue traîne de son amazone escalada l’escalier du perron et entra dans le vestibule garni de plantes géantes sans rien perdre de son allure de reine offensée. Avec un soupir, Gilles la regarda
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