Haute-savane
disparaître dans l’escalier qui menait à sa chambre, Fanchon trottant sur ses talons avec le sac aux parfums et le coffret à bijoux. La soirée promettait d’être agréable si, avant que tous deux ne fassent leur entrée dans les salons du gouverneur, il n’avait pas réussi à crever l’abcès qui enflait dangereusement. Connaissant les réactions souvent violentes de sa femme, il ne tenait nullement à se faire traiter de paysan devant la fine fleur de la société dominicaine. Si orage il devait y avoir, il fallait qu’il éclate avant que l’on ne parte.
Dans cette intention, il hâta sa toilette et, quelques minutes avant l’heure fixée pour le départ, s’en alla frapper à la porte de sa femme.
— Êtes-vous prête, Judith ? J’ai à vous parler.
Personne ne répondit mais comme il crut distinguer, de l’autre côté de la porte, le chuchotement de deux voix il appuya sur la poignée et entra sans autre préavis.
— Je ne vous ai pas autorisé à entrer, cria Judith, dissimulée alors par un grand paravent de soie peinte.
— Tant pis. Vous n’aviez qu’à répondre quand je vous ai posé la question. Fanchon, faites-moi la grâce de sortir. Je viens de dire que j’ai à parler à votre maîtresse.
— Vous ne manquez pas d’audace ! fit Judith avec un mouvement si violent que le paravent s’abattit sur le tapis avec un bruit mat.
À la vue de sa femme, Gilles retint un juron tandis qu’une bouffée de colère difficilement contenue empourprait son visage hâlé : la Judith qui lui faisait face, levant avec arrogance sa tête fine couronnée d’or rouge, était semblable, exactement, à ce qu’elle était lorsqu’il l’avait retrouvée rue de Clichy, attirant les hommes dans sa maison de jeu par l’éclat et la perfection de sa beauté. La robe qu’elle portait, toute de dentelles noires, était l’exacte reproduction de celle que Gilles lui avait vue au cours de cette soirée où il avait bien cru devenir fou. Comme ce soir-là, l’énorme jupe arrêtée juste à ras du sol faisait valoir l’extrême finesse de sa taille, et ses épaules, sa gorge éblouissantes surgissaient au-dessus de cette mousse noire et mate comme de blanches orchidées au-dessus de la terre sombre.
— Vous ne manquez pas d’audace vous non plus, gronda-t-il. Je croyais vous avoir emmenée de Paris sans autre vêtement qu’un grand manteau ? Apparemment, vous aviez aussi emporté votre défroque de femme entretenue !
Il éprouva le cruel et amer plaisir de la voir pâlir mais sur son long cou mince la tête de Judith demeura toujours aussi fièrement levée, son regard noir toujours aussi impérieux.
— Il est toujours facile, pour une bonne couturière, de recopier une toilette dès l’instant qu’on peut la décrire assez soigneusement et j’avais, à New York, une excellente couturière, dit-elle avec une tranquillité inattendue. J’avoue que j’aimais cette robe et que je ne pensais pas qu’un homme tel que vous pût porter une attention quelconque à des chiffons. Il n’y avait alors, dans ma pensée, aucune intention blessante envers vous mais j’avoue que, ce soir, il en va tout autrement. Dès l’instant où mon époux réserve ses faveurs à une servante, il est grand temps pour moi de faire choix d’un amant et de le faire au grand jour.
— Madalen n’est ni une servante ni ma maîtresse.
— Cette seconde éventualité ne saurait tarder. J’aimerais d’ailleurs savoir quelle est sa place exacte dans notre maison. À New York, elle était lingère. Ici, grâce à Zélie qui est une lingère hors de pair, elle n’a plus grand-chose à faire. Mais d’après ce que j’ai pu voir ce matin, j’imagine que vous la destinez au rôle agréable de concubine, faute de pouvoir, comme les musulmans ou les Chinois, prendre une seconde épouse ?
— Nous devons notre fortune à son grand-père. La moindre des choses est que je me charge d’elle comme du reste de sa famille et, dans ces conditions, je ne vois aucune raison de la traiter en servante, ni même de lui attribuer une quelconque fonction. Dites-vous que si les Gauthier travaillent ici, c’est parce qu’ils le veulent bien. Mais, apparemment, il y a des choses que vous ne comprendrez jamais…
Brusquement, les grands yeux de diamant noir s’embuèrent.
— Que puis-je comprendre quand l’homme dont je porte le nom ne franchit pas une seule fois, en trois mois, le seuil de ma porte ? Je sais
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